@ffinités

21 mai 2010
[Bribes d’auteurs posthumes : Jean Genet
Aveu de faiblesse ou faiblesse de l’aveu,
nul et non advenu à cette adresse .]

«Quand ? À quel moment ? Selon une ligne qui semblait incassable j’aurais dû continuer dans la misère, le vol au moins, peut être l’assassinat et peut-être aussi la prison à perpétuité – ou mieux. Cette ligne paraît s’être cassée. Or c’est cela qui m’a fait perdre toute innocence. J’ai commis ce crime d’échapper au crime, d’échapper aux poursuites et à leurs risques. J’ai dit qui j’étais au lieu de me vivre, et disant qui j’étais je ne l’étais plus. Non rattrapable.»

C’est Jean Genet qui a noté ça, au milieu des années 70,
sur la page arrachée d’un livre qu’on peut voir ici.

Autoportrait de l’ex-criminel en indicible écrivain – indicible puisque le mot « auteur » n’est pas prononcé, mais contourné exprès, sous-entendu à mot couvert, soustrait à une autre ligne de vie, brisée.
Cas de figure à méditer, ce Genet-là : ni face ni profil, plutôt de biais ? Ni tout à fait le voleur médiocre qu’il a cessé d’être, ni complètement l’homme de lettres dont il ne cesse de déjouer la posture. Un pied dehors, un pied dedans, et deux pieds de nez à la fois. À mi-chemin de la vie vécue sans glose et de l’art des distanciations verbales, il a osé retourner le sablier. Et de simple malfaiteur à l’œuvre, il s’est mué poète du mauvais genre.

Mais sitôt reconnu, installé, préfacé, louangé, la tentation du silence le guette, ou du suicide. Et comme se lève un grand vent de révolte aux quatre coins du monde, c’est l’occasion rêvée de déménager sans laisser d’adresse, d’enfin se mettre entre parenthèses chez les Black Panthers ou les Palestiniens. Ces demi-frères apatrides dont il épousera la Cause à rebours de leurs aspirations « nationales ». Malentendu d’une solidarité qui l’engage aux côtés des déracinés en lutte pour leur terre, leur fierté, leur future souveraineté, alors que lui obéit à une logique diamétralement inverse : couper les amarres, se nomadiser à l’hôtel, refuser l’exil doré que lui offre Yasser Arafat, fuir sa propre ligne intérieure, se disperser en cendres de son visant… jusqu’à totale désidentification.

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17 mai 2010
[Texticules et icôneries — Trop de règles… ment.]

À force de changer d’Avis aux populations,
de nous réglementer par petits tronçons,
d’empiler grille sur grille d’évaluations
et de redessiner leur zone d’application…

Nul n’est plus censé ignorer que la loi
se juge au cas par cas de ses exceptions.

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15 mai 2010
[Portraits crachés — Suite sans fin.]

On a récemment découvert une tumeur, genre œuf de pigeon, derrière la tête de Raoul, là où lui naissent ses idées inavouables, tout près du cervelet, au même point d’impact que le fameux copyright Mattel Inc. sur la nuque des poupées Barbie. Pas de complication maligne et état stationnaire, selon le docteur en imagerie médicale. Et tant que ça n’enfle pas, selon un confrère en neurologie encéphalique, dans le doute, mieux vaut s’abstenir d’aller y fourrer son scalpel, zone sensible, attention danger. Les statistiques sont assez parlantes : un trépassé sur dix après passage au bloc opératoire. Dans l’autre cas, si ça prend trop de volume, une chance sur dix de ne pas imploser…
Sa poche parasite, Raoul ne l’a pas senti grossir, dommage, cinq ans plus tôt, c’était juste un pépin de raisin, peut-être un noyau d’olive, encore faciles à déloger. Pourtant certains symptômes ne datent pas d’hier – malaises, migraines, amnésie partielle, hallucinations nocturnes, bouffées paranoïdes –, mais comme ce photographe underground a le nez dans la poudre depuis le milieu des années 80 – séances podium, night-snuffing, backroom, j’en passe et des after –, pas facile de faire la part des choses, entre le cocktail des causes héréditaires et les effets secondaires de la coke. L’addiction a longtemps fait écran, brouillé les pistes, servi de cache-misère au kyste qui s’était trouvé là un nid douillet.
Raoul doit son récent diagnostic à une garde-à-vue plutôt musclée au commissariat central de Marseille, dix-neuf heures d’affilée en dégrisement dans les caveaux de l’Evêché. Quarante interpellés gisant au hasard de l’obscurité, avec une seule tinette pour tous et pas un rouleau de papier, d’énormes virgules de merde sur les quatre murs, parce qu’ici on condamné à s’essuyer du bout des doigts. Le lendemain, vers midi, Raoul a fini par piquer sa crise, torse nu dans la fosse commune, parmi ses frères galériens devenus suspects, pire que ça, zombies hostiles, à mesure qu’il les provoquaient à voix basse pour « chasser les marchands du Temple », virer tous ces « faux prophètes, dealers de malheur, indics pharisiens », puis à grands coups de coudes & pompes contre ces camés qui auraient bien voulu connaître « le secret de mes plantes médicinales, mais ça jamais, pure racine de mon esprit ».
Alors, vu que le delirium tremens tournait au délire de persécution, on l’a exfiltré ailleurs. Transfert auprès de blouses blanches assermentées, puis mise en observation une semaine, sous camisole chimique. Et là, coup de chance, un psychiatre qui ne pressentait chez lui ni syndrome bipolaire ni état de manque cocaïnomaniaque, mais préférait, par acquis de conscience, le soumettre à un IRM. Et voilà Raoul allongé sous X, crâne en Technicolor sur l’écran de contrôle. Et là, pas de doute, ça se devine pire que le nez au milieu du visage, un corps étranger en pleine tronche, de la taille d’un « œuf de pigeon » lui explique le radiologue. « Une boule de shit » enchaîne son sarcastique patient.
— Presque une balle de ping-pong…
— Du genre croupion de poulet…
— Plutôt un marron glacé…
— Et bientôt mon poing dans ma gueule ?!
Rires entendus de part et d’autre, faute d’oser une ultime métaphore filée : pétard mouillé, mèche lente, colis piégé, pain de plastic, minuterie à distance, bombe à retardement, compte à rebours, ni trop tôt, ni trop tard, nitroglycérine.

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13 mai 2010
[Texticules & icôneries — Dans tous les cas… cadenas.]

Avertissement, obligation, mise au pas,
prière de ne plus, passage interdit, vigile,
heure de colle, prohibition, digicode,
fruit défendu, rappel à l’ordre, blâme
sanction, contrôle des billets, autocensure,
délai impératif, amende, mot de passe,
garde à vue, loi d’exception, sas d’accès,
pièces justificatives, fouille obligatoire,
bannissement, PV, conseil de discipline,
suspension graduée, profil face-book,
double peine incompressible, couvre-feu
pop-up intrusif, menace de radiation,
sommation d’usage, carte de non-séjour,
enquête matrimoniale, suspicion positive,
défense de cracher sauf ADN dans le flacon.


Abus dangereux, s’y refuser sans modération…

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9 mai 2010
[Précis de littérature concrète — Contraction de texte.]

Une façon comme une autre de relire
Histoire de l’œil de Georges Bataille
en diagonale décroissante…
Cliquez sens dessus dessous.

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3 mai 2010
[Bombages à travers nos âges — Mallarmé still alive.]

Tag récemment aperçu quai de Valmy…
qui se passe justement de commentaire.

À ce propos, j’ai entamé un relevé, aussi partiel que partial,
des inscriptions murales depuis juin1968 jusqu’à nos jours,
dans un petit livre numérique, téléchargeable ici même.

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1er mai 2010
[Credo pour de faux — 4.]

Se surprendre, au cours d’un rêve, à parler couramment une langue inconnue annonce des retrouvailles imminentes avec un être adoré en pure perte dans sa jeunesse, et qui ne vous avait alors rendu qu’indifférence. Mais si, au cours d’une nuit ultérieure, la même glossolalie vous reprend, c’est signe que cette personne, qui croisera prochainement votre ligne de vie, devait aussi vous aimer de longue date, en catimini, sans rien en laisser paraître. Et quel dommage de s’en rendre compte si tard, maintenant que l’idée même de ce couple rétrospectif, manqué de si peu à l’époque, risque de vous tarauder l’un et l’autre encore des années durant.

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27 avril 2010
[Aucun détour ne ment — Machine à cacher.]

Ce visuel fait partie d’une campagne promotionnelle pour un site payant de recherche d’emploi à Hambourg (www.jobintown.de). Et la vraie phrase écrite en bas de l’affiche, ça donne en français :
LA VIE EST TROP COURTE POUR AVOIR LE MAUVAIS JOB !
De cette pub à l’humour aigre-doux, on retiendra tout l’art de ménager chèvre & chou, mouton noir & côtelettes d’agneau, dénonciation & résignation. Du cynisme comme ressort à double détente. Récupérant un fond d’esprit critique, on en emprunte l’apparence formelle – ce montage visuel semblant pointer un doigt vengeur sur les coulisses du labeur précaire – pour mieux en désarmer les objections et redorer le blason des nouveaux dealers de main d’œuvre qui, en Allemagne comme partout, profitent de la privatisation rampante des ex-ANPE. Une seule posologie en deux temps forts : d’abord défouler la colère, puis faire avaler la pilule amère. Nouvelles méthodes, mais vieilles recettes publicitaires. Détourner l’attention, c’est ça le truc, comme aurait dit Gérard Majax, magicien officiel du petit écran durant les années 70, bien avant son «fils de pub» Jacques Ségala, expert en d’autres manipulations.

Mais justement, chacun son tour… de prestidigitation. Et Photoshop aidant, il suffit de changer la légende pour remettre le réel à l’endroit. Du coup, cette image trafiquée pourrait encore se sous-titrer de bien des manières :
INTERIM, CACHE-TOI ET TRIME
MACHINE A CAFTER, RIEN A DECLARER
DE L’AUTRE COTE DU TRIMOIR
DERRIERE LES BIFFETONS, SERRE LES BOULONS
ÉTHIQUE MITOYENNE, CHACUN LA SIENNE
Ce n’est pas les slogans qui manquent, surtout quand on a rien à vendre… que sa force de travail.

À ce même propos, dans l’immédiate actualité, la grève des chômeurs, qui commence le lundi 3 mai – à Paris, rendez-vous place la république, vers 11 heures du matin, mais aussi à Rennes, Brest, Nantes, et pour fini en beauté à Montreuil, métro Croix de Chavaux, rue piétonne, tout la semaine prochaine, jusqu’au « bal des chômeurs heureux… de se mettre en grève », dimanche 9 mai — et dont l’annonce intempestive a déjà provoqué un joli bordel en direct, sur France 2, mercredi dernier, sur la plateau de « L’objet du scandale » (sic), vers 22h45. Quelques minutes de piraterie verbale, à se repasser en boucle, ici même.

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21 avril 2010
[Ni bien ni mal à propos — Troc around the corner.]

Je pose la boîte de six œufs à côté de la caisse et fouille dans ma poche pour payer. Pas grand-chose, en petite monnaie. Ali, l’épicier du coin, recompte les pièces. Manque quinze centimes : « Aucune importance, mon ami, on verra ça demain». Merde, plus rien pour acheter le pain, ça m’est sorti tout seul, en aparté mais à voix haute. Et Ali d’enchaîner, sourire aux lèvres : « Pas grave, mon ami, tu vas chez le boulanger, tu lui donnes trois œufs, et il t’échange contre une baguette. » Bref silence de mon côté, et puis, histoire de lui rendre la pareille : « D’accord, mais pour m’acheter des clopes, comment je fais ? » Et lui, sans hésiter, du tac au tac : « Tu coupes ta baguette en deux, tu me files la moitié, et moi je dis que ça vaut deux cigarettes. » Bluffé, je cherche la réplique, bof, si, ça y est, j’ai trouvé : « D’accord, mais si on fait tous comme ça, juste du troc entre nous, c’est fini le commerce, zéro argent dans la caisse, vous fermer boutique. » Ali rêvasse quelques secondes, les yeux dans le vague, avant de conclure: « Et alors ? Peut-être c’est pas plus mal. Ça ferait une bonne raison de m’arrêter. » Fin de partie, salut mutuel, rideau de fer à demi baissé. Aujourd’hui j’étais son dernier client.

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19 avril 2010
[En roulant en écrivant, stylo-scooter — Pity Pride.]

Dévalant la rue d’Amsterdam, je sens que ça bouche place de Budapest, coups de freins progressifs jusqu’à l’arrêt total devant l’abribus où un gamin pointe du doigt le mur d’en face. Je tourne la tête, aperçoit d’abord un zombie en papiers collés puis les grosses lettres majuscules d’un bombage :
JE SUIS ROUMAIN. JE N’AIME PAS LES CHIEN. MAIS J’AIME VOUS APPITOYER.
Et puis trois mètres plus loin, un autre graffiti qui renfonce le même clou :
«J’AIME VOUS APPITOYER POUR VOS SOUS.
Scooter sur béquille, le temps de prendre un cliché souvenir.

Un type m’interpelle de loin, vaguement menaçant, s’approche un peu…
— De quel droit vous photographiez ça ?
— Parce que ça me plaît…
— Vous travaillez pour qui ?
— Pour personne, juste pour le plaisir.
— Et qu’est-ce qui vous plaît là-dedans ?
— Le texte, il est dérangeant et ça me plaît.
— Bon d’accord, mais vous auriez pu me demander la permission, quand même !
Je crois comprendre, mais pas tout à fait sûr, quoique si. À peine la conversation entamée qu’il me confie être l’auteur des deux inscriptions. D’habitude, il l’écrivait en petit au marqueur, mais on lui barrait les mots, d’autres Roumains à qui ça plaît pas du tout son mauvais genre. Alors, juste après Noël, il a acheté une bombe de peinture, et hop maintenant tout le monde peut le lire en très gros, sauf que ça lui a coûté une nuit en garde à vue au commissariat . Pourtant c’est chez lui ici, la terre plein de la place de Budapest, c’est son «podium», comme il dit. Même les arbres il les a décorés. Il me montre les branches, toutes enguirlandées avec un bric-a-brac de fortune, mieux que des boules multicolores. Et dans le kiosque à journaux, là, il me montre encore, c’est la «réserve», son «petit musée personnel», dommage qu’il soit fermé, mais si je repasse, il me fera voir sa «collection».

— La Girouette on m’appelle. Ici, tout le monde me fout la paix royale.
Et le voilà qui éclate d’un rire carnassier.
Le profil bas de la mendicité, c’est pas son truc, lui c’est plutôt merle moqueur, dans la lignée presque abolie des clochards sans complexe qui arpentaient le quartier des Halles ou de Mouffetard. Trêve de nostalgie mal placée, je retombe sur ses graffiti avant de saluer et tailler la route : «J’aime vous appitoyer…» On dirait un bon mot tiré d’un film à la Audiard ou une brève de comptoir folklorique, mais non, ça va bien plus loin. À bien y réfléchir, une attaque de phrase aussi folle que le « je préfèrerais ne pas » de Bartleby. En trois quatre mots, le renversement complet du syndrome victimaire. Fierté et pitié, cul par-dessus tête, dans le huis clos d’un paradoxe à vif. Ou comment se réapproprier un «je», et l’espace de jeu qui va avec, bref s’ironiser sujet à part entière quand est voué à n’être qu’objet de compassion.

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