@ffinités

09-16 août 1997
[L’invité de la semaine — Les Inrockuptibles.]

Vendredi soir, Campo di Fiori, Rome.
Digression nocturne en compagnie d’un feu follet aux cheveux blancs, Gianni Totti, septuagénaire érudit, ex-résistant, poète, éditeur, vidéaste, etc. Au passage, il s’appesantit sur le rite amoureux des hippopotames : le mâle mordille affectueusement l’épaule de sa compagne qui, d’un imperceptible déhanchement, signale en retour au prétendant qu’il est convié à s’introduire en elle. Nul besoin de préciser que, pour alléger ces ébats, ils ont lieu sous l’eau.

Samedi, midi.
Catherine Trautmann, de passage à la Villa Médicis, répond prudemment à une question sur les « intermittents du spectacle ». Son garde du corps officiel la couve des yeux sans l’entendre. Vigie sourde et muette. Fixe-t-il, comme moi, la coccinelle qui chemine sur la veste beige de la ministresse ? Elle s’allume une Gitane sans filtre. La bestiole, incommodée par la première bouffée de tabac brun, s’envole.

Dimanche après-midi, canicule.
Le téléphone sonne. Daniella, psychiatre, au bout du fil. Elle m’appelle d’un hôpital de grande banlieue: « Cette chaleur, c’est ça aussi qui les rend fous. »

Lundi, fin de journée.
Plein sud en bagnole jusqu’à Matera, capitale de la plus petite province d’ltalie. Deux villes en une, comme mises en abîme. La première s’étalant à l’extrême limite d’un haut plateau, discrètement baroque et mauresque ; la seconde, construite à même le précipice, se profile à la verticale d’un belvédère : habitats troglodytes, églises rupestres et maisonnettes de briques et autres parpaings élémentaires. Bidonville vertigineux où, pendant des siècles, serfs, petits artisans et crève-la-faim ont survécu, aux flancs d’une falaise. Au milieu des années 50, on a vidé ces bas-fonds plus qu’insalubres (les Sassi) de leur population. Depuis, l’endroit est peuplé de chiens errants qui profitent de l’acoustique naturelle de l’endroit pour vocaliser à l’infini. C’est là, dans ce centre-ville en creux (un peu comme le trou des Halles de mon enfance) que Pasolini, en 1964, a tourné la plupart des séquences de l’Évangile selon saint Matthieu. Un céramiste des environs s’en souvient : « Jérusalem c’était là (main droite embrassant toute la cité fantôme). Les marchands du Temple, ici (index de la main gauche pointant une église en contrebas). Et le Calvaire en face (désignant d’un geste du menton une colline en vis-à-vis). Pier Paolo, je lui servais aussi de chauffeur. . . en mobylette. À 17 ans, j’étais jeune, il montait derrière moi. Enfin c’était quelqu’un de… un grand réalisateur… très gentil. Mais vous savez, comme homme, il était plus femme que homme… »

Mardi matin.
Après quatorze années d’exil parisien, retour du philosophe Toni Negri à Rome, en l’occurrence à la prison de Rebibbia. Ici, la presse l’a depuis longtemps baptisé cattivo maestro – autrement dit grand-méchant professeur – puisque cattivo, contrairement aux apparences, ne signifie ni captif ni captivant. Quoique. Encore un précieux faux-ami du bilinguisme franco-italien. Professeur de sciences politiques à Padoue durant les très mouvementées années 70. Negri a sans doute été le premier à déceler dans la révolte collective contre les disciplines laborieuses de l’usine une révolution post-fordienne, celle des formes du travail. Ce qui se déchaînait dans la rue, flingue à la main parfois, c’était aussi la fin du travail à la chaîne comme modèle prédominant de la production. Pour cet « activisme théorique », assimilé par simple assonance à une activité terroriste, il a déjà fait quatre ans et demi de préventive. Il lui en reste onze à purger.
Sur un mur, cette inscription à la bombe : Negri fuori. Est-ce un appel sauvage à la libération du dissident embastillé ? Nullement. C’est une injonction à foutre « les nègres dehors ».

Mercredi, fin de sieste.
Il Che sur Internet. The Che sur des T-shirts, des autocollants, des écharpes de supporters, des affiches. Guevara recyclé en images pieuses partout. Je lis dans le journal que les mains du martyr gisent quelque part dans deux bocaux, au formol. Le prépuce du Christ aussi. Conjonction des conservatismes ?

Jeudi.
À propos de la prison de Rebibbia. Une visiteuse raconte. Rase campagne suburbaine chère aux néoréalistes italiens. Au cœur de ce no man’s land, un champ de barbelés. Fouille en règle. Parloir collectif. Le voisin de cellule de Negri, un Big Boss mafieux, a fait de la pizza pour tout le monde : détenus, visiteurs et matons. Moment de fraternité illusoirement vraie ou vraiment illusoire ? Juste une question qui se pose ici, là, partout.
Une seule pédale à ma mobylette, et plus de béquille.

Vendredi.
Une employée de la FAO (Organisation pour l’alimentation et l’agriculture), à propos de l’aide militaro-humanitaire en Albanie : « L’Italie leur a fourgué plusieurs tonnes de parmesan. Sauf que ça ne correspond à rien dans leurs coutumes culinaires, alors direct à la poubelle. On pouvait quand même pas les obliger à en bouffer. »
Arthur, 8 ans: « C’est qui le chef de tout le monde… ? » Pas su répondre.

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13 février 1995
[Journal de bord — Extraits.]

Une mouche morte sur mon clavier.
Depuis le temps que j’ai délaissé mon journal.
Petite mort imperceptible.
Intermède qui doit rester muet.
Mouche séchée, ventre à l’air.

Pour un haïku, cinq lignes, c’est encore trop long.

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16 octobre 1992
[Journal de bord — Extraits.]

Laisser un (…) entre le malheur et le bonheur.

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3 octobre 1992
[Journal de bord — Extraits.]

À propos du Witold Gombrovitcz qui m’a ouvert les yeux et délié les mains, un extrait, l’autre jour, entre les lignes de son Journal : la valeur « jeunesse » ou « immaturité » ou « infinitude » est elle-même une valeur lacunaire, incomplète, immature. Si elle est une valeur, donc, c’est parce qu’elle porte en elle la vanité des valeurs achevées, autosuffisantes. Elle valorise la part d’acte manquée, de turbulence, de flou, qui dans « l’Infériorité » par exemple, rejette la « Supériorité » absolue, mégalo-aristico-narcissique, tout en n’advenant à aucune contre-valeur qui miroiterait le même narcissisme; elle rejette les fixités pour mettre en valeur des devenirs, des presque arrachements, des quasi-abordages, une faillite à moitié réussie. Elle approche des effets, elle n’atteint aucune cause. C’est Qu’il Fallait Défaillir, cqfd.

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28 septembre 1992
[Journal de bord — Extraits.]

En récrivant ma thèse pour en faire un bouquin au Seuil, je m’aperçois que l’idée de « maux sans remèdes » – ces « problèmes sans solution » qui se résolvent en paradoxes vivants qui eux-mêmes agissent sur la conscience comme des aiguillons subversifs ou émotifs –, c’est pas seulement sur Céline que ça joue, mais sur mon idée plus confusément générale de la vie.

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24 septembre 1992
[Journal de bord — Extraits.]

« La vie est un luxe d’imprudence, ordre inorganique et désordre organique au même instant. C’est ça la tension. Inorganique comme les chiffres arabes, mettons, organique comme la peau. »
C’est du peintre de Staël. Noté sur le revers d’une pochette d’allumette, qu’on m’a prêtée, j’en garde le précieux souvenir ici même.

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22 juin 1992
[Journal de bord — Extraits.]

Claro est venu me voir causer au colloque Céline, François Wastiaux aussi. Midi, déjeuner avec un certain Jean C.***, nouvelle silhouette autodidacte du milieu célinien. Bravache, vantard, tout cela adorablement, il donne le récit de sa vie par bribes : séjour à Rodez, rencontre avec sa compagne, infirmière psy dans l’hôpital où Antonin Artaud a été électro-cogné, plus de neuf ans en clochard de luxe dans sa bagnole, nomadisme automobile à travers l’Europe, du Nord au Sud. Premier personnage des marges céliniennes qui ne soit pas du tout fascisant. Ancien leader du Larzac qui passe le premier déjeuner à culpabiliser les thésards attablés. Amateur aussi de Genet, Gombrowicz, Witkiewicz, Bloy et Lorrain – dont la statue à Fécamp jouxte, paraît-il, une école maternelle baptisée justement du doux nom de ce pédophile. Il connaît bien la grotesque Nicole D., freudienne tendance Jeanne d’Arc, provocatrice maigrelette qui a connu Céline sur sa fin et n’a cessé depuis de s’identifier au  maître», étonnante parano-mystique tendance facho-beatnik : pipe marocaine, peinture sur soie et National-hebdo sous le bras. Une baba pas cool, très stressante. Le même Jean C*** enchaîne sur le soleil noir de l’ultra-gauche, Guy Debord, qui vient de pilonner tous ses livres chez Champ Libre pour mieux se faire racheter-pléiadiser par Gallimard.
À ce sujet, voir ci-dessous, un papillon de mon cru dont j’ai déjà glissé quelques dizaines d’exemplaires dans le dernier opus de Debord, à la FNAC des Halles.

Donc, récit de première main sur l’auguste dialecticien professionnel du situationnisme, pas triste ou plutôt si, à pleurer, quoique mieux vaut s’en tamponner le coquillard tellement c’est caricatural. Guy Debord : rentier de feu Gérard Lebovici qui lui payait grassement ses mensualités de dilettantisme révolutionnaire et dont l’épouse a prorogé la rente. Guy Debord & sa compagne Alice : abonnés au traiteur Hédiard, curieuse dérive psycho-consumériste. Quitte à ragoter salement, autant y aller, paraîtrait que miss Alice Becker-Ho a même offert un manteau de vison à la compagne de Jean C., largesse de princesse aux pieds nus… Bref, le pape des situs n’en revenait toujours pas d’avoir rencontré un authentique lumpen-prolétaire en la personne de Jean C. Aussi l’a-t-il convié six mois durant à ses perpétuelles et coûteuses beuveries. Signes particuliers du célèbre Cassandre parano-critique : changeant de cafés tous les trois jours par peur de s’y faire assassiner, se persuadant être filé en permanence par la Police, voyant dans chaque litron de pinard l’objet d’un hypothétique empoisonnement. Et en guise d’exil misanthropique, une maison de campagne hénaurme, je ne sais où, et des liquidités considérables arrosant moins les adeptes de la subversion clandestine que sa spectaculaire gidouille d’Ubu réincarné. Cruel destin. Et pour clore le tout, on m’apprend qu’il se ferait servir à table par sa compagne : entrées, plats, fromages et desserts, debout et à sa gauche, s’il vous plaît ! Chez traiteur ou au taxi : la future guerre de Trente ans annoncée dans les phases terminales de son éthylisme post-canaille. J’en passe et des bien pires.
Remugles de l’anarchiste-despote dont a si bien parlé Artaud dans son Héliogabale. Triste sire, ou plutôt triste cire d’un rebelle figé dans le dernier rictus de sa postérité. Rendez-vous chez Grévin.

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20 juin 1992
[Journal de bord — Extraits.]

Avant-hier soir, drôle de virée exotique : réunion de concertation entre Didier Bariani, le maire du vingtième arrondissement, et la population de Belleville qu’il tente de déporter en douceur. Cinq cents personnes au moins dans la salle aux murs bleu-roi et aux armoiries publicitaires d’un mystérieux XAX. J’entre dans l’étuve avec Amélie, Guillaume et Barnabé. Mise en scène ubuesque. La maire, plus acidulée et nouveau riche que jamais, brosse dans les deux sens du poil, câlin puis soudain hautain, chaud et froid, carotte et bâton, un machiavélique au petit pied. Remous dans l’auditoire surchauffé par les sympathisants de la Bellevilleuse, une association ultralégaliste assez costaude pour avoir déjà fait reculer l’alliance de la carpe politicienne et du lapin promoteur. Insultes qui fusent, ricochets du satané Bariani qui, en maffieux moyen, aime la joute verbale, les coups bas, qui promet à tel ou tel de s’expliquer en particulier sur le trottoir (sic). Il monopolise tant qu’il peut la parole puis la passe au maître d’opinion, le spécialiste de la Sofres venu expliciter les résultats de son enquête, et noyer le poisson. Les sondés en chair et en os ne l’entendent pas de cette oreille. Puis, c’est le tour du docte planificateur ès Lego, le chargé d’urbanisme qui commente ses diapos avec une minutie technocratique inouïe. Il n’entend pas la rumeur du parterre, et s’enferre dans ses descriptifs. La population ici présente lui semble l’ignoble résidu d’une abstraction jouissive, celle des monstres de papier de l’architecture de masse. Des malotrus recyclent ses paroles par bribes et les commentent.
Bariani coupe court à ce début de farce et convoque le « chef » de la Bellevilleuse. L’architecte de l’association démonte point par point les graphiques du sous-énarque municipal. L’exposé commence à devenir accablant pour les notabilités qui occupent la tribune. Quelques sbires – une petite dizaine de colosses d’une officine de gardiennage – tournent en rond, bousculent, intimident. Le caïd Bariani revient à la charge et s’écrie d’une voix sans appel : « Je vous demande de sortir, ne me posez pas de questions, nous nous réunirons à nouveau un autre jour, sortez dans le calme, sans panique, mais ne me demandez pas pourquoi, sortez dans le calme… » Formidable faiblesse stratégique à moyen terme, mais coup de force proprement hallucinant sur le moment. Amélie hurle « pourquoi ? », Guillaume et moi à l’unisson. La plupart des gens sortent, un peu penauds, en file indienne. D’autres s’approchent de la tribune où les hommes de main se regroupent en une seule grappe impatiente d’en découdre. Et nous, toujours plus près, de répéter : « Pourquoi ! Pourquoi ! Pourquoi ! » La Chargée d’aide sociale s’approche d’Amélie : « Et bien, moi, je vais vous le dire, il y a une alerte à la bombe ». On éclate d’un rire communicatif. Elle met en doute le fait que « vous, ce petit groupe d’agitateurs » habitiez vraiment le quartier. Et puis devant l’évidence de notre hilarité, elle vire à l’hystérie. Elle attrape Amélie au collet et commence à l’insulter. Je m’interpose et l’oblige à lâcher prise, elle résiste, je l’éjecte d’un revers de main. Un des vigiles me lance son poing dans la nuque. Le coup, armé de trop loin, tombe un peu à plat. Le pugilat se déplace dans les couloirs de la mairie. La police, aussitôt arrivée sur les lieux, cherche celui qui a « frappé » la conseillère municipale. Je sens la garde à vue se profiler à l’horizon. J’exige haut et fort… quoi ? la protection de la police citoyenne contre la police privée de la mairie. C’est limite ridicule, mais justement, les flics semblent un peu perdus par ce rappel paradoxal aux devoirs de leur service public. Du coup, ils nous raccompagnent sans trop de ménagement jusqu’à la sortie. En confidence, l’un d’eux avoue qu’en effet l’alerte à la bombe n’est pas très vraisemblable. Du moins, le commissariat du coin n’en a-t-il pas été informé. Ça mérite quelques bières aux Follie’s, un bar qui vient d’échapper de justesse à la destruction d’après le topo des urbanistes en chef. Tant que ça dure, profitons-en. La conversation dérive sur les biotechnologies. Guillaume, chercheur en biologie, nous fait un cours vraiment magistral. Je suis un peu bourré, alors je prends des notes, ce qui fait marrer tout le monde : les brevets internationaux sur le génome animal et humain, la braderie commerciale du patrimoine héréditaire de l’espèce, la foire d’empoigne des séquences d’ADN, les codes barres et cartes bleues de l’identité chimio-cellulaire, le pari spéculatif sur les protéines rentables. Ça laisse rêveur, je me couche là-dessus. Et puis sur le papier bientôt.

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