20 juin 1992
[Journal de bord — Extraits.]

Avant-hier soir, drôle de virée exotique : réunion de concertation entre Didier Bariani, le maire du vingtième arrondissement, et la population de Belleville qu’il tente de déporter en douceur. Cinq cents personnes au moins dans la salle aux murs bleu-roi et aux armoiries publicitaires d’un mystérieux XAX. J’entre dans l’étuve avec Amélie, Guillaume et Barnabé. Mise en scène ubuesque. La maire, plus acidulée et nouveau riche que jamais, brosse dans les deux sens du poil, câlin puis soudain hautain, chaud et froid, carotte et bâton, un machiavélique au petit pied. Remous dans l’auditoire surchauffé par les sympathisants de la Bellevilleuse, une association ultralégaliste assez costaude pour avoir déjà fait reculer l’alliance de la carpe politicienne et du lapin promoteur. Insultes qui fusent, ricochets du satané Bariani qui, en maffieux moyen, aime la joute verbale, les coups bas, qui promet à tel ou tel de s’expliquer en particulier sur le trottoir (sic). Il monopolise tant qu’il peut la parole puis la passe au maître d’opinion, le spécialiste de la Sofres venu expliciter les résultats de son enquête, et noyer le poisson. Les sondés en chair et en os ne l’entendent pas de cette oreille. Puis, c’est le tour du docte planificateur ès Lego, le chargé d’urbanisme qui commente ses diapos avec une minutie technocratique inouïe. Il n’entend pas la rumeur du parterre, et s’enferre dans ses descriptifs. La population ici présente lui semble l’ignoble résidu d’une abstraction jouissive, celle des monstres de papier de l’architecture de masse. Des malotrus recyclent ses paroles par bribes et les commentent.
Bariani coupe court à ce début de farce et convoque le « chef » de la Bellevilleuse. L’architecte de l’association démonte point par point les graphiques du sous-énarque municipal. L’exposé commence à devenir accablant pour les notabilités qui occupent la tribune. Quelques sbires – une petite dizaine de colosses d’une officine de gardiennage – tournent en rond, bousculent, intimident. Le caïd Bariani revient à la charge et s’écrie d’une voix sans appel : « Je vous demande de sortir, ne me posez pas de questions, nous nous réunirons à nouveau un autre jour, sortez dans le calme, sans panique, mais ne me demandez pas pourquoi, sortez dans le calme… » Formidable faiblesse stratégique à moyen terme, mais coup de force proprement hallucinant sur le moment. Amélie hurle « pourquoi ? », Guillaume et moi à l’unisson. La plupart des gens sortent, un peu penauds, en file indienne. D’autres s’approchent de la tribune où les hommes de main se regroupent en une seule grappe impatiente d’en découdre. Et nous, toujours plus près, de répéter : « Pourquoi ! Pourquoi ! Pourquoi ! » La Chargée d’aide sociale s’approche d’Amélie : « Et bien, moi, je vais vous le dire, il y a une alerte à la bombe ». On éclate d’un rire communicatif. Elle met en doute le fait que « vous, ce petit groupe d’agitateurs » habitiez vraiment le quartier. Et puis devant l’évidence de notre hilarité, elle vire à l’hystérie. Elle attrape Amélie au collet et commence à l’insulter. Je m’interpose et l’oblige à lâcher prise, elle résiste, je l’éjecte d’un revers de main. Un des vigiles me lance son poing dans la nuque. Le coup, armé de trop loin, tombe un peu à plat. Le pugilat se déplace dans les couloirs de la mairie. La police, aussitôt arrivée sur les lieux, cherche celui qui a « frappé » la conseillère municipale. Je sens la garde à vue se profiler à l’horizon. J’exige haut et fort… quoi ? la protection de la police citoyenne contre la police privée de la mairie. C’est limite ridicule, mais justement, les flics semblent un peu perdus par ce rappel paradoxal aux devoirs de leur service public. Du coup, ils nous raccompagnent sans trop de ménagement jusqu’à la sortie. En confidence, l’un d’eux avoue qu’en effet l’alerte à la bombe n’est pas très vraisemblable. Du moins, le commissariat du coin n’en a-t-il pas été informé. Ça mérite quelques bières aux Follie’s, un bar qui vient d’échapper de justesse à la destruction d’après le topo des urbanistes en chef. Tant que ça dure, profitons-en. La conversation dérive sur les biotechnologies. Guillaume, chercheur en biologie, nous fait un cours vraiment magistral. Je suis un peu bourré, alors je prends des notes, ce qui fait marrer tout le monde : les brevets internationaux sur le génome animal et humain, la braderie commerciale du patrimoine héréditaire de l’espèce, la foire d’empoigne des séquences d’ADN, les codes barres et cartes bleues de l’identité chimio-cellulaire, le pari spéculatif sur les protéines rentables. Ça laisse rêveur, je me couche là-dessus. Et puis sur le papier bientôt.

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