19 avril 2010
[En roulant en écrivant, stylo-scooter — Pity Pride.]

Dévalant la rue d’Amsterdam, je sens que ça bouche place de Budapest, coups de freins progressifs jusqu’à l’arrêt total devant l’abribus où un gamin pointe du doigt le mur d’en face. Je tourne la tête, aperçoit d’abord un zombie en papiers collés puis les grosses lettres majuscules d’un bombage :
JE SUIS ROUMAIN. JE N’AIME PAS LES CHIEN. MAIS J’AIME VOUS APPITOYER.
Et puis trois mètres plus loin, un autre graffiti qui renfonce le même clou :
«J’AIME VOUS APPITOYER POUR VOS SOUS.
Scooter sur béquille, le temps de prendre un cliché souvenir.

Un type m’interpelle de loin, vaguement menaçant, s’approche un peu…
— De quel droit vous photographiez ça ?
— Parce que ça me plaît…
— Vous travaillez pour qui ?
— Pour personne, juste pour le plaisir.
— Et qu’est-ce qui vous plaît là-dedans ?
— Le texte, il est dérangeant et ça me plaît.
— Bon d’accord, mais vous auriez pu me demander la permission, quand même !
Je crois comprendre, mais pas tout à fait sûr, quoique si. À peine la conversation entamée qu’il me confie être l’auteur des deux inscriptions. D’habitude, il l’écrivait en petit au marqueur, mais on lui barrait les mots, d’autres Roumains à qui ça plaît pas du tout son mauvais genre. Alors, juste après Noël, il a acheté une bombe de peinture, et hop maintenant tout le monde peut le lire en très gros, sauf que ça lui a coûté une nuit en garde à vue au commissariat . Pourtant c’est chez lui ici, la terre plein de la place de Budapest, c’est son «podium», comme il dit. Même les arbres il les a décorés. Il me montre les branches, toutes enguirlandées avec un bric-a-brac de fortune, mieux que des boules multicolores. Et dans le kiosque à journaux, là, il me montre encore, c’est la «réserve», son «petit musée personnel», dommage qu’il soit fermé, mais si je repasse, il me fera voir sa «collection».

— La Girouette on m’appelle. Ici, tout le monde me fout la paix royale.
Et le voilà qui éclate d’un rire carnassier.
Le profil bas de la mendicité, c’est pas son truc, lui c’est plutôt merle moqueur, dans la lignée presque abolie des clochards sans complexe qui arpentaient le quartier des Halles ou de Mouffetard. Trêve de nostalgie mal placée, je retombe sur ses graffiti avant de saluer et tailler la route : «J’aime vous appitoyer…» On dirait un bon mot tiré d’un film à la Audiard ou une brève de comptoir folklorique, mais non, ça va bien plus loin. À bien y réfléchir, une attaque de phrase aussi folle que le « je préfèrerais ne pas » de Bartleby. En trois quatre mots, le renversement complet du syndrome victimaire. Fierté et pitié, cul par-dessus tête, dans le huis clos d’un paradoxe à vif. Ou comment se réapproprier un «je», et l’espace de jeu qui va avec, bref s’ironiser sujet à part entière quand est voué à n’être qu’objet de compassion.

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