@ffinités

27 février 2021
[Images arrêtées & idées fixes
Mirages du confinement mental.]

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3 février 2021
[De quel feu brûlait l’incendiaire du Reichstag ?
à lire in extenso dans la revue Jef Klak (n°7).

Lien pour partager l’article : c’est juste là.

En 2003, nous avions rassemblé, annoté et présenté, en amicale complicité avec Charles Reeve, des carnet de voyage, les articles d’un journal de chômeurs et le procès-verbal d’interrogatoire de Marinus Van der Lubbe dans un livre Carnets de route de l’incendiaire du Reichstag (Verticales). Les fake news concernant son geste et ses motivations ayant la vie dure depuis 1933, surtout en France,  j’ai pensé qu’il était utile de refaire le point. De larges extraits ci-dessous:



« Le soir du 27 février 1933, vers 21h30, un certain Marinus van der Lubbe, chômeur néerlandais de 24 ans, est arrêté à l’intérieur du Reichstag en flammes. Ancien membre du parti communiste hollandais, il revendique aussitôt cet acte de « protestation », perpétré en solitaire, contre un édifice « symbolique ». Soixante-dix sept ans après les faits, la consultation de quelques manuels d’histoire en ligne donne le ton : « Hitler fait incendier le Reichstag en février 1933 par un garçon manipulé par les Nazis. Celui-ci se déclare communiste, ce dont Hitler prend prétexte pour interdire le Parti communiste et arrêter ses dirigeants et ses 4 000 permanents. » (Maxicours.com) ou « Les nazis prennent prétexte de l’incendie du Reichstag, attribué abusivement à un déséquilibré, membre du parti communiste, pour interdire ce dernier et abolir les libertés civiles. » (Lelivrescolaire.fr). Ainsi le jeune incendiaire du parlement berlinois passe-t-il encore, en France surtout, pour un « manipulé », un « déséquilibré », voire un « exalté un peu simple d’esprit, très probablement à l’instigation des nazis » (Le Petit Robert des noms propres), comme si, selon de mauvaises habitudes policières, il suffisait de se demander à qui profite le crime pour éclaircir le cours de l’Histoire.
Pourtant, dès le printemps 1933, un comité de soutien hollandais avait réuni en un Roodboek (Livre rouge) des écrits de Marinus van der Lubbe et des témoignages de ses proches, dont de larges extraits traduits en français furent diffusés dans les milieux libertaires par André Prudhommeaux et Alphonse Barbé. Cette première somme ainsi que d’autres éléments exhumés par des historiens allemands – dont Fritz Tobias au début des années 60 –, permettent de retracer le cours de son engagement socio-existentiel. Autrement dit, de remonter à la source des « motifs politiques » invoqués par celui qui, soixante-seize ans après sa décapitation sous la hache hitlérienne, n’en a pas tout à fait fini avec le portrait à charge de la propagande stalinienne : un « fou stupide » à la solde des Sections d’assaut.
Rassemblons donc les pièces de son puzzle biographique. Né le 13 janvier 1909, à Leyde. Marinus est le fils de Franciscus Cornelis van der Lubbe, commerçant ambulant ayant quitté le foyer peu après sa naissance et de Petronella née van Handel, asthmatique chronique travaillant dans une boutique à Den Bosch, et mère de six enfants, dont quatre d’un premier mariage. Après le décès de sa mère, en 1921, il s’installe chez sa demi-sœur, Annie Sjardijn, qui habite à Oegstgeest. Après de brèves études dans une école protestante, il se fait embaucher comme apprenti maçon dès 14 ans, tout en fréquentant la bibliothèque publique et adhérant à une organisation de jeunesse du parti communiste néerlandais, De Zaaier (Le Semeur).
En 1927, déjà blessé aux yeux par de la chaux vive quelques années auparavant, un second accident du travail, le contraint à une hospitalisation de plusieurs mois sans récupérer toutes ses capacités ophtalmiques. Désormais bénéficiaire d’une pension hebdomadaire d’invalidité de 7,5 florins, il la complète par divers petits boulots : garçon de café, coursier, matelot, vendeur des pommes de terre dans la rue. Repéré par la police pour ses interventions publiques au nom de la Ligue de la jeunesse communiste, puis sommé de déménager par son beau-frère, il revient à Leyde et s’installe dans une chambre meublée dont il partage le loyer avec un camarade communiste, Piet van Albada. L’été suivant, Marinus effectue un premier voyage à pied et en auto-stop à travers la Belgique et l’Allemagne. De passage à Calais, cet excellent nageur envisage la traversée de la Manche, défi sportif qui chaque année fait l’objet d’un prix (5 000 florins). De retour chez lui en octobre, il loue un local de réunion baptisé Maison Lénine, intervient dans les grèves locales et les manifestations de chômeurs. Dès 1929, il reproche à la direction du parti communiste hollandais (CPN) sa ligne timorée, bureaucratique et électoraliste, coupée des luttes spontanées des travailleurs et des chômeurs. Au contact de Van Albada, son co-locataire rallié aux oppositionnels du Groep van Internationale Communisten (GIC, Groupe des communistes internationaux), il menace de démissionner à plusieurs reprises. En décembre, dans une lettre adressée à la direction locale du Parti, Marinus expose ainsi son dilemme : “Je sens bien aujourd’hui que je ne suis pas du tout [un vrai bolchevique] (même si je condamne de manière radicale le capitalisme et tout ce qui a rapport à lui) et que je ne le serai jamais. Au contraire, je me sens étranger dans ce camp (je veux parler du parti)”. En mars, préparant avec son camarade Henk Holverda un périple à travers l’Europe, il fait imprimer des cartes postales où tous deux figurent en photo, poings levés surmontés d’une étoile rouge, sous-titré en esperanto, en français et en allemand : Voyage ouvrier de sport et d’étude. La section de Leyde du parti communiste refusant de soutenir leur projet de rejoindre l’URSS, Holverda s’en désolidarise. La rupture définitive de Marinus est consommée, sans qu’il renonce à partir en solitaire, tout en consignant ses impressions dans un carnet de route. Quelques extraits de ce précieux document suffisent à illustrer l’état d’esprit d’un prolétaire ambulant d’alors, cheminant sur le vieux continent, comme son lointain cousin le hobo révolutionnaire Joe Hill aux USA [auquel le cinéaste suédois Bo Widerberg consacra un film bouleversant en 1971], pour témoigner d’un internationalisme en acte, sans patrie ni frontière.


Mardi 15 septembre 1931.
Voici mon plan de voyage tel que je l’ai établi cet après-midi. Il me faudra deux ou trois semaines, un mois peut-être, pour aller à Constantinople. Ensuite, deux à trois mois pour aller en Chine et revenir, ce qui fait que je compte être de retour en Hollande vers le mois de mai. Au cas où j’aurais des difficultés avec la police ou autres, tout ce plan tombe évidemment à l’eau.

Mercredi 16 septembre 1931, Peisendorp.
Je vois qu’on peut suivre la frontière allemande et je vais rester en Allemagne jusqu’à jeudi. Je compte envoyer encore une lettre en Hollande depuis l’Allemagne. Dans le dernier village, j’ai eu la bonne surprise de tomber sur un type qui m’a donné un bon imperméable et une paire de bons souliers, dans lesquels je suis à mon aise. Il m’a prié de lui envoyer une carte postale quand je serai un peu plus loin, ce que je ne manquerai certainement pas de faire.
[…]
Klagenfurt, samedi 26 septembre 1931.
Je note encore que j’ai passé toutes les dernières nuits chez des paysans, vu qu’il est impossible d’aller dans les asiles municipaux qui sont réservés aux Autrichiens. Mais on dort très bien chez les paysans et , pour la plupart, ils donnent aussi quelque chose à manger et du café. Ainsi, le dernier paysan me racontait qu’ici, tout près de Villach in Broek, les communistes ont fait pas mal de remue-ménage et que tous les gendarmes ont été appelés en renfort, y compris ceux de son village. Et il aurait bien aimé que du coup son village s’y mette à son tour. Je cherche depuis quelques jours à acheter un harmonica; on voit beaucoup de jeunes gens qui en ont et je voudrais bien apprendre à en jouer, je trouve ça très beau.
[…]
Mardi 29 septembre 1931, Ptry.
J’ai marché toute la matinée pour parcourir les 26 km jusqu’à Ptry car je n’ai pas trouvé d’auto. Cet après-midi, tout près de Ptry, j’ai été arrêté par des gardes champêtres. Mais le maire a tout de suite vérifié mes papiers, on m’a laissé m’en aller. Ensuite, j’ai trouvé une belle étendue d’eau claire où j’ai eu beaucoup de plaisir à nager. L’eau est aussi froide qu’en Hollande, mais c’était pourtant bien plaisant de nager. Je devrais faire cela plus souvent, pour me changer un peu de la marche. En Yougoslavie, on voit beaucoup de femmes et d’enfants au travail. Les enfants de 7 à 10 ans travaillent avec les plus grands et conduisent des charrettes.
[…]
Vendredi 2 octobre 1931.
À Djurdjauw, j’ai trouvé un brave homme de paysan chez qui j’ai bien dormi et bien mangé. J’ai aussi eu une longue discussion avec un étudiant qui étudiait la philosophie à Zagreb et qui était revenu passer ses vacances chez lui. Lorsqu’il me demanda à brûle-pourpoint ce que j’étais, j’ai répondu sans hésiter “communiste” pour voir ce qu’il dirait. Mais il m’a juste signalé qu’on était très sévère ici et qu’il fallait faire attention, pour ne pas se retrouver en taule. J’ai également rencontré un cordonnier qui a réparé mon sac à dos déchiré. Il a bien fait ça et il a aussi recousu mes chaussures qui bâillaient de partout. Je lui ai promis de lui envoyer une carte. Entre autres, il m’a expliqué qu’il y a ici une dictature militaire et que pour ce qui est de se réunir et de la liberté de la presse, ça ne va pas loin.
[…]
Jeudi 8 octobre 1931, Roema.
Je vais boire encore un peu d’eau avant de me mettre en route en chantant ou en jouant à l’harmonica la chanson “En avant, c’est notre mot d’ordre, la liberté ou la mort”. Ici, on ne sait pas ce que ça veut dire et même s’ils le savent, ça ne fait rien. Mais il y a bien d’autres chansons, comme “l’Internationale”, que je ne sais pas encore jouer.
[…]
Vendredi 9 octobre1931.
Dans un voyage comme celui que je fais, il y a bien d’autres moments agréables ou particuliers qui révèlent la bonté des hommes et on se dit alors: “Tu n’as donc pas donné pour rien, nous combattrons plus tard tous ensemble”. […] Une fois, j’étais encore sur une charrette. C’était l’heure de la sortie des écoles et deux garçons grimpent sur la charrette qui, du coup, était bien pleine. D’autres nous couraient après mais ils abandonnaient l’un après l’autre. Il en restait pourtant un, un petit gars de six ans environ, qui courrait et s’est accroché à la charrette jusqu’à ce que je le hisse à bord. Il était encore loin de chez lui et c’est pourquoi il ne voulait pas abandonner cette aubaine. Et c’est vrai, on peut aimer les enfants. Parmi eux, on en rencontre parfois qui nous font sentir qu’un jour le monde changera et que tout sera différent. Cela se reflète dans leurs yeux. Et ce refrain “Nous sommes la jeune garde du prolétariat” sonne pour eux tous, car ce sont bien eux. Et puis il a sauté à bas de la charrette, pour prendre un chemin de traverse et longtemps il a agité la main pour me dire adieu. Pourtant, je n’avais presque pas parlé avec lui.
[…]
Mercredi 14 octobre 1931.
Je m’étais proposé d’aller en Chine et à Tbilissi, qui est en Russie. Comme je ne suis tout de même pas très loin, au lieu de Tbilissi, je vais tâcher d’aller jusqu’en Russie, dans la partie européenne et atteindre Odessa et Ryeo. J’essaierai de franchir clandestinement la frontière rouge. […] Je vais essayer d’être en Russie pour la commémoration de la Révolution, qui se tient du 7 au 14 novembre, à ce que je pense. Si ça ne marche pas, je rentrerai simplement chez moi.
[…]
Fin novembre, revenu en Hollande, il se rend à Enschede en vélo, où des grèves sauvages touchent l’industrie textile, dont il témoigne par écrit auprès de Henk Canne Meijer, membre amsterdamois du GIC et théoricien du radencommunisme [communisme de conseils]. Début janvier 1932, alors que le Bureau d’aide des chômeurs de Leyde lui refuse des fonds pour l’ouverture d’une bibliothèque, Marinus casse les vitres du centre, se fait arrêter et condamner à trois mois de prison. Pour y échapper, il reprend la route vers Budapest, puis la Pologne, où, après avoir tenté de franchir illégalement la frontière avec l’URSS, il passe trois semaines sous les verrous. Dès son retour aux Pays-Bas, toujours poursuivi pour son acte de vandalisme, il est incarcéré à La Haye. À peine libéré, début octobre, voyant à nouveau échouer sa demande d’aide pour un projet de bibliothèque, il entreprend une grève de la faim, obtient gain de cause après onze jours de jeûne et contribue dans la foulée à un éphémère journal de chômeurs, Werkloozenkrant. Rédacteur principal dudit brûlot, il y appelle à l’auto-organisation des sans-travail tout en dénonçant l’immobilisme des bureaucraties syndicales. Un bref extrait du premier numéro, paru le 22 octobre 1932, permet de mesurer les principes actifs et les enjeux concrets de sa dissidence :

Le mardi 11 octobre quelques chômeurs du Comité des sans-travail de Leyde avaient organisé une discussion générale dans le but d’y envisager une bonne fois pour toute la lutte des chômeurs et son organisation.
Cette organisation était tout à fait nécessaire, car aucune organisation ne s’occupait plus de l’action générale à mener par les chômeurs ni du soutien de celle-ci. Inutile de parler de la W.S.C. (organisation des chômeurs créée par le parti communiste), elle est tombée dans une profonde léthargie, entrecoupée de convulsions spasmodiques, et ne désire rien moins que d’être inquiétée dans son agonie par une action réalisée en dehors de ses rangs, et qu’elle a saboté en toute occasion. L’agonie du Comité était inévitable, car la domination bolchéviste enlevait à chacun de ses noyaux toute indépendance de décision et d’action et ceux-ci devaient exécuter par ordre les directives d’en haut.
[…]
Camarades, nous avons essayé de jeter un peu de lumière sur l’organisation des chômeurs et de montrer la nécessité de l’existence de comités indépendants. Dans le prochain numéro de notre journal, nous essaierons de vous expliquer ce que veulent les comités indépendants et comment ils travaillent.
Debout pour une lutte indépendante et autodirigée contre le capitalisme et pour le pouvoir des travailleurs.
Comité des chômeurs de Leyde.

C’est à cette époque que Marinus se rapproche de Eduard Siërach, ex-leader de la mutinerie du croiseur Zeven Provinciën en 1917 et animateur de la Linksche Arbeiders Oppositie (LAO, Opposition ouvrière de gauche). Dans leur revue, Spartacus, ces “communistes de conseils” y prônent l’idée “d’actes exemplaires” – autrement dit d’actions minoritaires, violentes ou non, en vue de radicaliser la lutte de classe. En décembre, lors de la grève des chauffeurs de taxi à la Haye, il intervient dans une assemblée, s’en prend aux “tromperies” du parti communiste et des syndicats, réaffirmant l’idée d’autonomie des luttes sociales. Se sachant atteint de tuberculose aux yeux, Marinus sort de l’hôpital le 2 février 1933, trois jours après que Hitler ait été nommé chancelier du Reich. Une semaine plus tard, encore convalescent, persuadé qu’“il faut faire quelque chose ”, Marinus entame sa marche solitaire vers Berlin, où il arrive le 18 février, tandis que de nouvelles “ordonnances d’exception” ont déjà restreint les libertés publiques assurant aux nationaux-socialistes un quasi monopole de la propagande pour les élections législatives du 5 mars. La suite, on la lit dans le procès-verbal des interrogatoires auxquels l’auteur de “l’attentat incendiaire” sera soumis jusque début mars :

À Berlin, j’ai lu les tracts des différents partis et je me suis rendu dans différents bureaux d’aide aux chômeurs : à Lichtenberg, Wedding et Neukölln. […] J’ai par exemple proposé d’organiser une manifestation. On m’a expliqué qu’il fallait d’abord s’adresser à l’organisation, le KPD [Parti Communiste Allemand], qui examine la question de savoir si oui ou non il faut manifester. […] J’ai aussi assisté à un meeting du KPD. C’était au Palais des sports. J’avais l’intention d’intervenir dans les débats mais je n’ai pas pu parce que le meeting […] a été dissout par les dirigeants du KPD eux-mêmes, à l’arrivée de la police, et que les manifestants ont obéi à leurs dirigeants au lieu de continuer comme prévu. »
[…]
Samedi [25 février 1933], j’ai quitté l’auberge à 10 heures pour me rendre dans le centre […]. Comme les travailleurs ne voulaient rien entreprendre, j’ai voulu faire quelque chose moi-même. Provoquer un incendie me paraissait être un bon moyen. […] Pour ce faire, j’ai acheté deux paquets d’allume-feu à 15 pfennig dans la Neanderstrasse. […]. Je ne voulais pas m’en prendre à des individus mais à quelque chose qui appartienne au système. Les bâtiments publics convenaient donc pour cela, comme par exemple le Bureau d’aide des chômeurs parce que c’est un bâtiment où se retrouvent des travailleurs. Ensuite, l’Hôtel de ville, qui est un bâtiment qui fait partie du système, et puis le Slot. Ce dernier parce qu’il est situé dans le centre et qu’en cas d’incendie les flammes auraient été visibles de loin. Comme aucun ce ces trois incendies n’a pris et que mon geste de contestation n’avait rien donné, j’ai choisi le Reichstag, car c’est le point central du système
[…]
L’après-midi, j’ai attendu qu’il fasse noir […], je suis arrivé au Reichstag et j’en ai fait le tour. Arrivé au pied de l’escalier qui mène au perron, j’ai escaladé la façade par la gauche (lorsqu’on regarde le bâtiment) en grimpant sur une corniche à hauteur d’homme et je suis arrivé sur un petit balcon. J’ai forcé la porte-fenêtre et je suis rentré dans une pièce. Là, j’ai allumé un premier feu avec un des allume-feu que j’ai placé près d’un rideau. Comme le feu ne prenait pas bien, j’en ai allumé un deuxième que j’ai laissé sur la table. Je voulais m’éclairer avec, car la pièce était très sombre. J’ai pris un couloir et j’ai enlevé mon manteau et ma veste. Entre-temps, les flammes s’étaient éteintes et j’ai mis le feu à mon pull-over pour pouvoir emporter du feu ailleurs. […] Je me suis retrouvé dans une petite pièce et je suis remonté en courant dans l’escalier. J’avais emporté une nappe enflammée et je suis arrivé dans une grande église [en réalité, la salle du parlement].[…] Là, j’ai poussé quelques débris enflammés sous un siège pour y mettre le feu. Je suis retourné dans la salle Bismarck et j’ai entendu à nouveau des voix. J’ai pensé que c’était la police et j’ai attendu. […] À la question de savoir si j’ai agi seul je déclare que c’est bien le cas. Personne ne m’a aidé dans mon action.

Rien de si obscure ou suspecte dans la résolution finale de ce jeune insurgé social qui croyait trouver dans les quartiers rouges de Berlin, face à la montée en puissance du “fascisme meurtrier” le prochain épicentre de “la révolution mondiale”. D’autant qu’il n’avait pas fait mystère de sa sensibilité politique : “Je suis devenu membre du Parti communiste hollandais à 16 ans. J’en suis parti à 23 ans. [ailleurs, il précise la date de mars 1931]. […] Je n’acceptais pas que ce parti joue un rôle dominant parmi les travailleurs et qu’il ne les laisse pas prendre eux-mêmes les décisions. Je suis solidaire du prolétariat dans la lutte de classes. Ses dirigeants doivent être à l’avant-garde. Les masses doivent décider elles-mêmes ce qu’elles font ou ne font pas.” En visant les Bureaux d’aide social et le “cœur du système” parlementaire allemand, Marinus désirait conjuguer lutte pour l’auto-organisation des chômeurs et combat contre l’illusion électoraliste. Marqué par le spectacle d’une apathie générale dans les quartiers ouvriers, alors que le chancelier Hitler monopolisait déjà la plupart des leviers de pouvoir à quatre semaines du prochain scrutin législatif, son geste a sans doute eu plus à voir avec un baroud d’honneur désespéré, sans relais sur place, qu’avec une de ces « actions exemplaires » agissant comme une « étincelle pouvant causer une explosion », selon la position défendue par certains de ses camarades « communistes de conseil » au Pays-Bas.
Ce n’est qu’une fois justice rendue à la flamme anticapitaliste ayant animé la brève existence de Marinus van der Lubbe qu’il est possible d’appréhender les conséquences immédiates de l’incendie du Reichstag. Le soir même, le chancelier Hitler fait signer par le président Hindenburg un “Décret pour la défense de la Nation et de L’État”, instaurant un état d’urgence qui demeurera en vigueur jusqu’en 1945. Dans la matinée du 28 février, plusieurs milliers d’élus et de permanents communistes sont arrêtés et conduits dans les casernements de S.A. Pour ce faire, les nazis utilisent, en les complétant, les listes constituées une décennie durant par les gouvernements sociaux-démocrates ou de centre-droit face aux menaces supposés d’un putsch bolchévique. Le lendemain, Ernst Torgler, chef du groupe communiste au Reichstag, se constitue prisonnier, accusé comme Georgi Dimitrov – dirigeant le bureau européen du Komintern à Berlin –, ainsi que deux autres fonctionnaires bulgares Blagoï Popov et Vassil Tanev, de « tentative de subversion de l’Etat et complicité d’incendie sur un édifice public ». Malgré les dénégations de Marinus – clamant l’innocence de ses co-inculpés avant et pendant le procès – l’appareil national-socialiste rassemble à la hâte les preuves d’une prétendue action concertée, trop content de pouvoir accréditer la thèse d’un « complot moscovite » à quelques jours des élections législatives. Le 5 mars, les nazis obtiennent 44% des suffrages, les sociaux-démocrates se maintiennent, ainsi que les communistes dont les élus, eux, n’auront pas le droit de siéger. Quant au députés conservateurs du Zentrum, ils votent après arrangement en coulisses les « pleins pouvoirs » aux chancelier Hitler.

Comme l’examen chronologique des événements l’atteste, l’incendie du Reichstag ne fut qu’un jalon parmi tant d’autres dans la très progressive installation au pouvoir du régime hitlérien. Vouloir en faire un point de bascule décisif, c’est chercher à masquer la dérive autoritaire du régime de Weimar, son insidieuse fascisation à bas bruit, derrière une façade légale intacte, tandis que les pouvoirs de police étaient peu à peu délégués aux supplétifs nationaux-socialistes. Le mythe d’un fossé infranchissable entre Démocratie représentative et État totalitaire devant être préservé à tous prix, autant céder à cet enfumage grossier : faire croire que c’est parmi les décombres du Reichstag, dans le ventre tout juste éteint de son brasier, que serait née la « bête immonde ». Scénario-catastrophe qui voudrait réduire l’émergence du fascisme à un malencontreux concours de circonstances et faire de l’activiste révolutionnaire Marinus l’instigateur accidentel de cette anomalie historique, comme un simple exalté pris au piège de sa furie extrémisme. D’où la morale de cette fable à grand spectacle : petits idéalistes en herbe, ne jouez jamais avec le feu de la révolte, vous engendrerez des monstres.
Autre thèse, plus plausible à l’époque, celle figurant dans les tracts du parti communiste distribués par dizaines de milliers au lendemain de la dévastation du parlement berlinois : l’incendiaire est un « agent hitlérien venu de l’étranger ». Certes, sur le moment, les leaders du KPD ont sans doute cru à une provocation nazie. Reste qu’une fois renseignés sur les activités du jeune chômeur de Leyde par le parti-frère hollandais, ils ont eu les moyens de savoir à quoi s’en tenir : ce trouble-fête était le dernier rejeton antiparlementaire des “gauchistes infantiles” que Lénine avait dénoncé au début des années 20. Malgré l’évidence des attaches de Marinus avec les radencommunistes hollandais, le Komintern mener une enquête à charge, sous la houlette de Willi Münzenberg. Et quelques mois plus tard, le Livre Brun paraît, bientôt traduit en 19 langues, dont un chapitre entier est consacré à énumérer les tares psycho-pathologiques de “L’instrument van der Lubbe”, avant de prêter à ce “jeune pédéraste à moitié aveugle” une liaison fictive avec un dignitaire des Section d’assaut. La suite coule de la même source affabulatrice : Marinus n’aurait été qu’un leurre envoyé sur place pour faire croire à un coup d’état bolchévique tandis qu’une autre équipe de pétroleurs se serait introduite par un souterrain secret pour mettre en œuvre l’embrasement général. En septembre 1933, à Londres, un contre-procès organisé par un Comité antifasciste international, soutient de plus belle ce scénario abracadabrant, aussi mal ficelé d’ailleurs que celui échafaudé par Goebbels lors du procès de Leipzig à l’encontre des conjurés bulgares en cheville avec Marinus.

Deux élucubrations conspirationnistes qui vont se faire face, des mois durant, et qui nous rappellent opportunément combien les théories du complot ont d’abord été des armes de propagande entre appareils partidaires, les fake news privilégiées d’idéologies totalitaires, avant que d’apparaître aujourd’hui comme une façon de masquer par des voies alternatives les mensonges des lobbys et autres groupes d’influences tirant les ficelles d’un domination planétaire centralisée. De très longue date, le complotisme a été une arme de guerre psychologique pour la conquête et la pérennisation du pouvoir, un théâtre d’ombres agitant duperies et impostures pour mieux masquer des rivalités entre frères ennemis despotiques. D’où la méfiance qu’on doit garder envers son resurgissement actuel, sous la forme d’une antidote miracle face à l’intox des médias et aux camouflages stratégiques des managers privés ou publics. Sous prétexte d’offrir un ersatz de lucidité suspicieuse à l’égard des agissements des occultes des puissants, la recherche d’une explication simpliste – à qui profite le crime ? – et l’illumination censée en éclairer la cause – une machination mondialisée, sans contradictions internes ni origines multifactorielles – fait passer l’esprit critique du côté d’une aveuglante pulsion paranoïaque, loin des chemins de traverse de toute subversion.
Et si duplicité il y a dans le cas Van der Lubbe, elles sont peut-être à chercher ailleurs que dans la figure spectaculaire de l’agent double. En effet, pourquoi une telle obstination de la vulgate stalinienne à colporter la légende d’un agent provocateur manipulé par les nazis, ou pour reprendre les propos de Dimitrov, lui-même acquitté in fine : d’un “Faust misérable au main d’un Méphisto qui a su disparaître sans laisser de traces” ? D’autant que, près de quatre-vingts ans plus tard, ce soupçon initial semble encore tenir le haut du pavé, sans que la clef-de-voûte homophobe de son hypothèse ait été abandonnée. L’incrimination de Marinus cache un mensonge de taille qui constituait le postulat du fameux Livre brun : “La combativité croissante des ouvriers antifascistes rendait précaire les chances de succès d’Hitler aux élections. […] Les chefs nationaux-socialistes se trouvèrent devant la nécessité urgente de changer cette situation, en montant une provocation de grande envergure.” Or, tous les témoins engagés de l’époque, du fidèle militant trahi du Komintern Yan Valtin au communiste de la première heure Frantz Jung, attestent de l’exact contraire : les volte-face tactiques imposées par Moscou depuis une décennie à l’égard de deux ennemis de classe – les « social-traîtres » du SPD ou les fascistes hitlériens –mis sur le même plan, ainsi que la hantise du péril spartakiste chez les dirigeants sociaux-démocrates qui les conduisirent à une sorte de défiance indistincte face aux activistes des deux bords. Et si, “en une nuit, le parti de l’espoir s’est transformé en parti des vaincus”, comme l’a écrit dans ses mémoires le communiste dissident autrichien Georg Scheuer, c’est que cet espoir n’était déjà plus qu’une idée creuse, un simulacre d’aube rouge, un tas d’énergies militantes réduites en cendres. D’où la nécessité d’incendier la mémoire de cet incendiaire et, par le biais d’un enfumage tenace, d’empêcher qu’émerge cette question liminaire : pourquoi, en ce début d’année 1933, sous le coup d’une répression qui s’accentuait mois après mois, les partis socialistes et communistes se sont-ils mis à prôner non pas même une résistance passive, mais une passivité sans résistance ? […] En ce sens, Marinus et ses allume-charbon aura bien été l’arbre foudroyé, ou plutôt la torche éclairante, qui cachait non pas une forêt vivace, mais le morne horizon d’une déforestation déjà presque parachevée.

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13 janvier 2021
[Images arrêtées & idées fixes
Précis de désorientation…]

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3 janvier 2021
[Bon An né malgré tout
ce qui nous pend au nez.]

Et pour relancer les dés d’un pessimisme combatif…

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7 décembre 2020
[Pseudo-Dico, idiot & logique
Extraits d’un abécédaire en cours.]

Parmi d’autres chantiers textuels, il y a cet opuscule : Pseudo-Dico, idiot & logique, qui s’épaissit au fur à mesure, sans régularité ni but précis à part me sortir de la tête cette manie puérile, jamais délaissée : mettre chaque mot en porte-à-faux, le faire dévier de sa définition routinière pour le trahir au pied de la lettre ou l’exposer à ses dépens cul par-dessus tête.

Dans une «pseudo-intro», j’ébauche le «Comment du pourquoi » de ce projet qui hésite entre goût du fautif et faute de goût.

« […] Seul défi minimal, commenter chaque mot par association d’idées, esprit de conflagration, étymologie intuitive, amalgame accidentel, contresens inopiné, déduction analogique, méprise significative, sinon par défaut mineur ou faute d’étourderie. Et surtout, lâcher la bride, perdre contrôle, laisser sortir les bouts d’énoncé à l’oreille, faire confiance aux courts-circuits intérieurs, aux paradoxes venus d’ailleurs. Projet impur et simple, trivial et mégalo. D’où son sous-titre – idiot & logique – qui me revient de loin, l’éternel adolescent jamais lassé de singer les sapiences de l’homo academicus, avec force grimaces et effets de manches. […]
Mon principe de base: mettre en relief des hiatus poétiques. J’ai dû croiser cette drôle d’intuition entre 15 et 16 ans, à force de dévorer du Nietzsche en n’y comprenant qu’une ligne sur trois, puis en laissant décanter ma lecture d’alors. Et j’y suis encore fidèle, à ma façon bâtarde. Une fois détrôné le surmoi littéraire, tout redevient permis: métaphores bancales, alexandrins boiteux, citation détournée, faux amis volontaires, coq-à-l’âne ou amalgame abusifs. Ça passe ou ça lasse, peu importe.
Bien sûr,  j’aurais pu faire le tri au départ, chasser la blague facile, neutraliser le calembour dérisoire, ne garder que le meilleur du début à la fin. Mais quand on vide son sac de vocabulaire, il vous passe de drôles de couacs par les méninges, et c’est souvent d’assez mauvais goût, entre autres foutaises et débilités. J’aurais pu me cacher derrière mon petit doigt d’auteur, mais l’idiotie a sa logique implacable.»

On pourra feuilleter le glossaire entier, c’est ici même.
Sinon, pour se faire une vague idée de ces words in regress,
un bref aperçu de leur définition alternative ci-dessous.

Anthropocène : vieux mille un, ô décès de l’espèce.

Blanc (bulletin) : tout sauf neutre.

CDI : période indéterminée, plus ou moins comprise entre CDD et DCD.

Démiurge : drone narratif.

Épiphanie : éclairante tache aveugle.

Faustoyer : s’endiabler corps et âme.

Grenade lacrymogène : larmes de dispersion massive.

Humour involontaire : esprit de sérieux.

Interfractionnel : minorités abolissant leur division pour conjurer leurs qualités négligées.

Judas : ni saint ni sauf.

Littérature : exofiction de soi (Cf. «L’autre est un je parmi tant d’autres.», Communard anonyme, 1871).

Messie : mais non (voir Godot & Goddam).

Noces (injustes) : nue-propriété de la promise par le futur bailleur de sperme et usufruit éducationnel des sous-locataires utérins par le sus-nommé chef de famille.

Orgasme : illusion cosmique.

Poulpeuse : érotiq., femme au déhanchement si ample que, pour l’enlacer, huit bras n’y suffirait pas.

Révolution : quand une flopée de souris accouchent d’une montagne.

Sirène : mi naïade mi noyade.

Transexuel.le : ni purement Adam ni simplement Ève (antonym., singe nombriliste).

Vieillissement : art d’accommoder ce qui reste.

Zélateur : l’être de motivation (voir Non-gréviste & Lèche-bottes).

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3 décembre 2020
[Images arrêtées & idées fixes
Self-pressing en milieu clos.]

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19 novembre 2020
[L’homme hérissé, Liabeuf tueur de flics,
réédité par Libertalia, remet les pieds dans le plat.]

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Drone d’époque pour remettre ce récit documentaire en circulation, à l’heure où il sera sous peu interdit de prendre sur le fait (photographique) une brutalité policière ou de dénoncer les exactions systémiques de la BAC ou des CRS nasseurs (sous prétexte d’incitation à la haine par nature d’affinité islamo-gauchiste). Cette troisième édition tombe ainsi très mal à propos, et alors? C’est le moment ou jamais de remettre au jour cette vieille histoire de légitime défiance entre «classes dangereuses» et forces de l’ordre, en l’occurrence, celle d’un cordonnier des années 1910 envers la brigade des mœurs, et ses pratiques de ripoux. A moins qu’on impute à l’examen minutieux de ce fait divers socio-politique des intentions de nuire (psychiquement ou physiquement) aux sempiternels agents de la «sûreté» (alias les «condés» ou les «vaches» d’alors).
Expliquer ou comprendre comment, de longue date, toutes sortes de soi-disant gardiens de la paix (sic) ont criminalisé les prolos en «pétard», les attitudes déviantes ou les propos jugés infâmes tentant de résister aux injustices flagrantes qu’elles subissaient, ne vise pas à adouber, sinon rendre exemplaire n’importe quel passage à l’acte anti-flic, mais à remonter à la source d’un rapport de force par nature inégal tirant sa pseudo-légitimé d’un monopole de la violence étatique (servant à couvrir d’autres violences physiques et psychiques faites au corps social). Or, aujourd’hui comme avant-hier, cette disproportion principielle, cet abus de droit inscrit dans le marbre, bref ce duel biaisé d’avance, assure l’impunité absolue des robocops chargés du maintien de l’ordre établi. Et même s’il est de notoriété publique que ces gros bras surarmés des Préfets et autres factieux en uniforme exercent quotidiennement leur préjugés racistes, homophobes, sexistes ou leur mépris anti-chômeurs, stéréotypes relayés de longue date par leur hiérarchie, il n’empêche, désormais ce sont bien eux qui font la loi au ministère de l’Intérieur.
Et pourtant, loin de tout esprit de vendetta spectaculaire et sans céder à une désarmante résignation face à la radicalisation sécuritaire, je préfère m’en tenir à un trait d’ironie qui, aussi assassine soit-il, n’a jamais tué personne : avec cette affichette qui réactualise modestement un subtil garde-fou datant de juin 68.


Pour donner un petit aperçu de cet Homme hérissé, je recopie ci-dessous un petit avant-propos figurant dans sa réédition :
« Ce livre a déjà eu plusieurs vies. Au départ, vers 1993, une commande des éditions Fleuve noir pour la collection « Crime story ». Vingt mille balles – trois mille euros lourds – pour romancer un fait divers. Je propose le cas Liabeuf exhumé durant ma thèse sur Louis-Ferdinand Céline. Contrat conclu sur synopsis : un « tueur de flic s» ayant défrayé la chronique en 1910. Je me documente à fond. Derrière le côté pittoresque à la Casque d’or – un cordonnier injustement condamné pour proxénétisme se forge des brassards cloutés, s’arme d’un surin et part à l’assaut de policiers ripoux –, l’affaire m’ouvre d’autres horizons sociopolitiques. C’est alors la vogue des « bandes d’apaches », nouveaux prétextes à criminaliser les « classes dangereuses ». C’est aussi une date clé pour le syndicalisme révolutionnaire, de l’apogée au reflux. Sans négliger la dimension pasolinienne de ce vengeur désarmant d’innocente naïveté, le bouquin mène l’enquête à froid, en réactivant l’envers du décor d’une Belle Époque finissante : entre confrontations sociales et obsessions sécuritaires.
Fleuve noir ayant sabordé sa collection, le manuscrit est resté plusieurs années dans un tiroir. L’insomniaque l’a publié en 2001, avec une préface vitaminée de l’éditeur, jusqu’à épuisement du stock. L’ami Jean-François Platet l’a repris dans sa collection Baleine noir, en 2009. Trois ans plus tard, de passage à Rome, je tombe sur une traduction pirate d’anarchistes milanais, Liabeuf l’ammazzasbirri, avec une couverture singeant la visuel des poches de Feltrinelli. La contrefaçon est parfaite, bravo à eux. Et aujourd’hui, c’est Libertalia qui me propose de remettre le couvert, l’aventure continue. Et comme Anne Steiner et Frédéric Lavignette ont bien œuvré entre-temps sur le même sujet, j’en ai profité pour revoir ma copie. Voilà donc l’ouvrage remis sur le métier : Liabeuf’s not dead. »

Et en sus, quelques photos de l’affaire Liabeuf, dont certaines figurent au Musée de la police.


Et pour en savoir un peu plus, c’est de ce côté-là.

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5 novembre 2020
[Retour aux sources
de quatre fausses semblances
.
Pour la revue L’Eau-forte.]

« Fausse commune », la correctrice de chez Julliard avait rectifié à plusieurs reprises cette coquille dans la série testamentaire qui ouvrait mon troisième roman Plutôt que rien. En cette fausse « fosse » gisait le commun de ces innombrables soldats inconnus fauchés par une balle perdue lors de la guerre de 14-18, où le narrateur cherchait en vain le corps de son père, un messager colombophile mort pour rien dans les tranchées. L’aurais-je fait exprès, je n’aurais pu inventer meilleur lapsus.

***

Fouinant dans les archives du Musée de la police, il y a une trentaine d’années, sur les traces du cordonnier « tueur de flics » Jean-Jacques Liabeuf, guillotiné en juillet 1910, ainsi que sur celles du « déménageur à la cloche de bois » Georges Cochon, leader de l’Union syndicale des locataires depuis février 1911, j’avais recopié dans mes carnets cet extrait d’un rapport de janvier 1912, émanant d’un service dédié à la surveillance des milieux révolutionnaires :
« Plus de 300 anarchistes ont été, en une période de 4 ans, arrêtés, condamnés ou simplement impliqués dans des affaires de droit commun, [phénomène] dû au nombre élevé de poursuite pour fabrication et émission de fausse monnaie, devenu l’un des passe-temps des illégalistes. Il n’y a rien là qui doive étonner, si l’on retient que tout compagnon déterminé trouve dans des opuscules mis à sa portée, voire même dans les journaux de propagande, des formules aussi diverses qu’ingénieuses pour ce faire. »
Dans cette note confidentielle apparaissant soudain, tandis que la « bande à Bonnot » défrayait la chronique d’une Belle Époque libertaire avec ses hold-up en automobile, la part insoupçonnée d’un autre travail de sape qui, à bas bruit, occupait ces marges subversives : une planche de salut immédiat, celle des faux-billets.

***

De tous les poèmes tôt effeuillés en douce ou ânonnés les mains dans le dos sur une estrade scolaire, La Chanson du mal-aimé doit être le seul dont je connaisse encore plusieurs strophes par cœur. Pourquoi a-t-il fait exception, déjoué mes réflexes vitaux d’amnésie ? Qu’est-ce qui n’a décidément pas pu s’oublier en cette filature éperdue d’Apollinaire, « un soir de demi-brume à Londres », à la recherche d’une muse absente, prise tour à tour pour un « mauvais garçon / qui sifflotait main dans les poches », puis « une femme (…) au regard d’inhumaine » ? La pièce manquante de l’amour avec un grand A ? Ou le miroitement trompeur de toute équivoque, prise au pied de la lettre ?  En 1898, quinze ans avant la parution dudit poème dans le recueil Alcools, le psychiatre E. Bernard-Leroy avait conceptualisé ce phénomène, « l’illusion de fausse reconnaissance », à partir d’un certain nombre de cas cliniques atteints d’hystérie, d’épilepsie, de neurasthénie, de paramnésie ou d’un sentiment de « double-vie ».
Nomenclature pathologique datée, certes, mais qui traque dans ses manifestations les plus aigues tant d’errements consubstantiels à nos existences, bévues, méprises, impairs tramant nos folies infra-ordinaires. Et pour ce qui touche à la « fausseté (…) même » du dilemme amoureux, ces quelques vers retenus d’affilée me lient à tout jamais aux désirs fluctuants de mon adolescence – aimantés par le « regard » ambigu de tel « voyou » ou la « cicatrice au cou nu » de sa sosie androgyne –, ce qu’on nommerait plutôt aujourd’hui, loin de toutes injonctions identitaires, des « troubles dans le genre ».

***

Peu après que mon père soit parti en fumée, puis mis en urne, mais jamais dispersé nulle part contrairement à ses vœux insistants, juste entreposé dans un casier parmi les allées quadrillant les sous-sols du Columbarium du Père-Lachaise, je me suis suis perdu dans un autre dédale : l’appartement du défunt, enseveli sous des tonnes de paperasses depuis la mort de ma mère. J’ai mis plus de six mois à venir au bout de ce legs encombrant en accomplissant mon devoir filial : trier parmi le fatras d’un vieil intellectuel clochardisé la moindre feuille volante manuscrite qui irait reposer dans les archives d’une bibliothèque universitaire dédié à la psycho-sociologie – une discipline dont il fut un pionnier après l’Occupation –, et jeté une centaine de sacs poubelles pour me débarrasser du reste. Une fois vidés les couloirs, la chambre à coucher et le living-room, restait son bureau, érigé d’empilements instables qui m’arrivaient aux épaules. Et là, m’attendaient sur une étagère d’angle, dans un recoin d’abord masqué par un abat-jour en toile de jute marronnasse, une dizaine de bouquins en rang d’oignons, facilement repérables puisque c’était les miens isolés entre deux serre-livres, dont Le Théoriste, mon dernier roman paru de son vivant, où il s’était senti trahi par le portrait transposé d’un mandarin de l’éthologie dont le propre fils découvrait lui avoir servi de cobaye. ??? Que ce livre-là lui soit resté en travers de la gorge, en plus de son cancer, quoi de plu naturel. Maintenant qu’il n’était plus de ce monde, il y avait prescription. Et comme feu mon père ne parcourait jamais une page imprimée sans souligner, biffer, commenter certains passages, j’allais pouvoir me relire à travers ses yeux. L’ouvrage était bien surligné de grands traits horizontaux au crayon mine, avec des points d’interrogations, d’exclamation ou de suspension ci-contre, mais à y regarder de plus près, il y avait aussi de minuscules annotations dans les marges, non pas des bribes de phrase, même d’un style télégraphique, juste les rognures d’un seul mot, toujours le même épinglant tel ou tel passage : fx. Et cette concrétion de son cru, sale petite idée fixe ayant fait des petits d’une page l’autre, fx après fx, c’était que, faute d’avoir écrit sous sa dictée, j’avais presque tout faux. Indigne tromperie d’un rejeton faussant l’objective supervision paternelle. A ses yeux de scientiste incurable, une véridique fiction devait se rectifier mot à mot, et là, comme il était par définition même le mieux placé pour se savoir, l’unique source fiable, l’univoque point de vue en personne, le spectre de mon prisme imaginaire, c’était zéro sur vain.


Encore merci au duo fondateur de cette revue :
Karine Josse & Raphaël Deuff.

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28 octobre 2020
[Souviens-moi, et cætera —
De ne pas oublier… la suite (3).]

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Les premiers Souviens-moi sont nés à l’automne 2011 sur pensebete.archyves.net, déposés comme à tâtons sur mon pense-bête, puis collationnés en un semblant de volume sur le site, dans l’incertitude d’un livre qui pourrait les recueillir… ou pas. Et puis la série a pris consistance, rendez-vous d’évidence avec d’intimes sédimentations, perdurant bien au-delà du pari stupide de sa contrainte initiale : entamer chaque début de phrase par «De ne pas oublier…» – foutu défi syntaxique. Cette dénégation liminaire m’a sans doute aidé à accepter le piège inquisitoire de l’aparté ou l’exercice fastidieux du pur remake oulipien. Il fallait me défier des souvenirs trop familiers, des collectes systématiques et laisser agir les flux et reflux au gré des porosités sélectives de l’amnésie.
La sortie du bouquin chez L’Olivier en 2014 m’avait tari, mis à sec, et puis voilà que ça m’a repris un an ou deux après, quelques oublis marquants remontés à la surface, des Souviens-moi qui manquaient à l’appel, par-ci par-là. Ravivements de braises éphémères, petites lueurs mentales, vite retombées en sommeil, sans lendemain ni envie de risquer l’auto-parodie. Sauf qu’à la longue, bord à bord, ça redessinait quelque chose en pointillé : un nouveau rébus de rebuts.
Alors, plutôt que les laisser en friche, déshérence ou lévitation, autant les mettre en partage là où tout a commencé, ici même, non pour préméditer une quelconque réédition augmentée, juste pour laisser ce chantier entr’ouvert et d’autres raies de lumière sortir de leur boîte noire mémorielle sans chercher à préméditer, comme au tout premier jour, ce qu’il en adviendra….

De ne pas oublier qu’aux confins des années 70 la rumeur colportée entre puceaux inavoués, dragueurs vantards et rares initiés voulait que, très anatomiquement, parmi les filles de  nos âges, il y avait des « vaginales » et des « clitoridiennes », l’arbitraire de cette partition m’ayant laissé perplexe et sans autre moyen pour en vérifier la source que d’aller prospecter à tâtons en terrain inconnu et, tout en sondant l’érogène géographie du dilemme, de me demander si je n’aurais pas préféré me réincarner dans l’autre sexe pour savoir d’où naît le plaisir sans risque de se tromper.

De ne pas oublier qu’ayant regardé jusqu’au bout, non sans lutter contre le sommeil, La Notte d’un certain Antonioni qui passait ce soir-là au ciné-club sur la troisième chaîne – mes parents ne louant la télé que pendant les congés d’été –, j’ai gardé de cette expérience le souvenir d’un non-événement s’éternisant jusqu’aux confins d’un ennui aux aguets, avant de conseiller vingt ans plus tard aux étudiants en audiovisuel de la fac de saint Denis, où j’étais vacataire en écriture de scénario, de tenter le même expérience – non sans les prévenir contre un risque de somnolence, sinon le dédale obnubilant d’un rêve à demi éveillé, comme ce fut sans doute le cas pour la plupart, dont un qui, au sortir du cours, me fit cette confidence : « M’sieur, c’est pas du cinéma, mais c’est vraiment quelque chose…»

De ne pas oublier que suite au récent décollement du vitré de mon œil droit, j’ai soudain vu apparaître des filaments noirs dans les marges des livres ou des écrans, et que ces corps flottants dérivant à leur tour de l’autre côté, mon entier regard sur la proche réalité a pris un sacré coup de vieux, parasité par ces tachetures latérales, alors autant me résoudre à l’usure du temps, le monde finira par prendre l’apparence d’un film vintage, comme si un archiviste cinéphile avait déniché une ancienne copie, pour la remettre à l’honneur après des années de purgatoire, sachant qu’à chaque séance la pellicule va s’endommager un peu plus, jusqu’à ne plus pouvoir être projetée en public et bientôt réduite aux photogrammes épars d’une bande-annonce rétinienne, celle dont on prétend qu’elle vous traverse l’esprit juste avant l’ultime fondu au noir complet.

De ne pas oublier que le mot traçabilité , apparu vers le milieu des années 90 lors de l’épidémie de ladite « vache folle » – pour dépister en chaque morceau de barbaque importé ceux issus de cheptels bovins gavés de farines animales suspectes –, s’est totalement banalisé en un quart de siècle via l’essor du marketing viral prenant en filature la moindre de nos pulsions d’achat pour mieux l’archiver dans tel Big Data, comme si ces nuages digitaux, repeuplant le ciel d’autre âmes errantes, les nôtres – détachés de nos corps bien avant que leur mémoire vive confine à un encéphalogramme plat –, n’avait à proposer qu’un ersatz de résurrection collective pour un bétail humain désincarné à son insu, zombies pucés de longue date dans le purgatoire consumériste, avec les réflexes pavloviens qui le prédéterminent, chacun dans sa file d’attente avant de trépasser à la caisse.

De ne pas oublier qu’après avoir singé l’enseignant dans une école de commerce, à raison de huit fois le même cours hebdomadaire consacré à la prise de notes et aux techniques de la communication, exténué par l’imposture d’un jeu de rôle si répétitif, j’ai fini par démissionner puis, au lieu de fêter cet échec prévisible en trinquant à une liberté retrouvée, par me soumettre à une cure de repos de plusieurs semaines, reclus dans une chambre aux rideaux tirés, non loin du berceau de ma toute petite fille, régressant à ses côtés sans paroles ni lectures, provisoirement privé de toutes attaches avec le langage.

De ne pas oublier que, peu avant la Noël 1970, ayant appris qu’en sortant de l’école primaire je traînais avec un copain de classe dans un bistro de la rue Rambuteau où, pour les remercier de m’offrir des grenadines à l’œil, je mettais sous enveloppe des tracts du CIDUNATI, un mouvement néo-poujadiste dont le leader Gérard Nicoud était en prison, ma mère a fini par m’interdire de fréquenter ces « fachos », sans comprendre que, là-bas, je n’avais fraternisé qu’avec un pacifiste berger allemand qui, gavé de sucres par les piliers de comptoir et promis à une imminente « piqûre chez le véto », n’était jamais fâché contre personne.

De ne pas oublier que parmi les termes dont usait la prof de français pour disséquer les figures de style de tel poème aux sous-entendus érotiques – l’anaphore, le chiasme, la synecdoque, l’allitération, le zeugma, l’oxymore, etc. – tous me semblaient empruntés à un cours sur les propriétés chimiques de corps inertes, sauf un qui me réconciliait avec d’érogènes intuitions effleurées en secret : l’enjambement.

De ne pas oublier que l’atelier-magasin de l’artiste Ben, couvert d’aphorismes gouachés d’une écriture blanche sur fond noir, du moins sa reconstitution à l’identique qui trônait dans la première exposition du Centre Georges Pompidou, en janvier 1977, avait éveillé en moi l’orgueilleuse intuition que ma propre chambre, dont le capharnaüm recelait tant d’objets inutiles chinés dans la rue et de citations recopiées au feutre sur les murs, tenait elle aussi du musée d’art – disons crypto-natif ou auto-captif – dont j’allais désormais réserver la visite nocturne à quelques proches, mes parents exceptés d’office.

De ne pas oublier que que je n’ai jamais relu, après parution, aucun des mes livres in extenso, mais par extraits parcourus fébrilement en aparté ou morceaux choisis lors d’une déclamation publique, mais jamais de la première à la dernière ligne, à tel point oublieux que je n’ai plus en tête que d’infimes fragments de la quinzaine d’ouvrages publiés, tout le reste de ce qui m’a pourtant pris de milliers d’heures à écrire s’étant comme effacé à mesure pour ne laisser à la surface que des bribes sans ordre prémédité, telle une anthologie lacunaire, dépareillée, dont la plupart des pages ont fait sécession chacune de leur côté, retournées à la source de mon insu, ce magma créateur qui ne cesse de traverser son propre désert.

Ce deuxième volume, en sédimentation provisoire,
est également en libre consultation ici même

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8 septembre 2020
Images arrêtées & idées fixes —
quelques persistances rétiniennes.

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