28 octobre 2020
[Souviens-moi, et cætera —
De ne pas oublier… la suite (3).]

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Les premiers Souviens-moi sont nés à l’automne 2011 sur pensebete.archyves.net, déposés comme à tâtons sur mon pense-bête, puis collationnés en un semblant de volume sur le site, dans l’incertitude d’un livre qui pourrait les recueillir… ou pas. Et puis la série a pris consistance, rendez-vous d’évidence avec d’intimes sédimentations, perdurant bien au-delà du pari stupide de sa contrainte initiale : entamer chaque début de phrase par «De ne pas oublier…» – foutu défi syntaxique. Cette dénégation liminaire m’a sans doute aidé à accepter le piège inquisitoire de l’aparté ou l’exercice fastidieux du pur remake oulipien. Il fallait me défier des souvenirs trop familiers, des collectes systématiques et laisser agir les flux et reflux au gré des porosités sélectives de l’amnésie.
La sortie du bouquin chez L’Olivier en 2014 m’avait tari, mis à sec, et puis voilà que ça m’a repris un an ou deux après, quelques oublis marquants remontés à la surface, des Souviens-moi qui manquaient à l’appel, par-ci par-là. Ravivements de braises éphémères, petites lueurs mentales, vite retombées en sommeil, sans lendemain ni envie de risquer l’auto-parodie. Sauf qu’à la longue, bord à bord, ça redessinait quelque chose en pointillé : un nouveau rébus de rebuts.
Alors, plutôt que les laisser en friche, déshérence ou lévitation, autant les mettre en partage là où tout a commencé, ici même, non pour préméditer une quelconque réédition augmentée, juste pour laisser ce chantier entr’ouvert et d’autres raies de lumière sortir de leur boîte noire mémorielle sans chercher à préméditer, comme au tout premier jour, ce qu’il en adviendra….

De ne pas oublier qu’aux confins des années 70 la rumeur colportée entre puceaux inavoués, dragueurs vantards et rares initiés voulait que, très anatomiquement, parmi les filles de  nos âges, il y avait des « vaginales » et des « clitoridiennes », l’arbitraire de cette partition m’ayant laissé perplexe et sans autre moyen pour en vérifier la source que d’aller prospecter à tâtons en terrain inconnu et, tout en sondant l’érogène géographie du dilemme, de me demander si je n’aurais pas préféré me réincarner dans l’autre sexe pour savoir d’où naît le plaisir sans risque de se tromper.

De ne pas oublier qu’ayant regardé jusqu’au bout, non sans lutter contre le sommeil, La Notte d’un certain Antonioni qui passait ce soir-là au ciné-club sur la troisième chaîne – mes parents ne louant la télé que pendant les congés d’été –, j’ai gardé de cette expérience le souvenir d’un non-événement s’éternisant jusqu’aux confins d’un ennui aux aguets, avant de conseiller vingt ans plus tard aux étudiants en audiovisuel de la fac de saint Denis, où j’étais vacataire en écriture de scénario, de tenter le même expérience – non sans les prévenir contre un risque de somnolence, sinon le dédale obnubilant d’un rêve à demi éveillé, comme ce fut sans doute le cas pour la plupart, dont un qui, au sortir du cours, me fit cette confidence : « M’sieur, c’est pas du cinéma, mais c’est vraiment quelque chose…»

De ne pas oublier que suite au récent décollement du vitré de mon œil droit, j’ai soudain vu apparaître des filaments noirs dans les marges des livres ou des écrans, et que ces corps flottants dérivant à leur tour de l’autre côté, mon entier regard sur la proche réalité a pris un sacré coup de vieux, parasité par ces tachetures latérales, alors autant me résoudre à l’usure du temps, le monde finira par prendre l’apparence d’un film vintage, comme si un archiviste cinéphile avait déniché une ancienne copie, pour la remettre à l’honneur après des années de purgatoire, sachant qu’à chaque séance la pellicule va s’endommager un peu plus, jusqu’à ne plus pouvoir être projetée en public et bientôt réduite aux photogrammes épars d’une bande-annonce rétinienne, celle dont on prétend qu’elle vous traverse l’esprit juste avant l’ultime fondu au noir complet.

De ne pas oublier que le mot traçabilité , apparu vers le milieu des années 90 lors de l’épidémie de ladite « vache folle » – pour dépister en chaque morceau de barbaque importé ceux issus de cheptels bovins gavés de farines animales suspectes –, s’est totalement banalisé en un quart de siècle via l’essor du marketing viral prenant en filature la moindre de nos pulsions d’achat pour mieux l’archiver dans tel Big Data, comme si ces nuages digitaux, repeuplant le ciel d’autre âmes errantes, les nôtres – détachés de nos corps bien avant que leur mémoire vive confine à un encéphalogramme plat –, n’avait à proposer qu’un ersatz de résurrection collective pour un bétail humain désincarné à son insu, zombies pucés de longue date dans le purgatoire consumériste, avec les réflexes pavloviens qui le prédéterminent, chacun dans sa file d’attente avant de trépasser à la caisse.

De ne pas oublier qu’après avoir singé l’enseignant dans une école de commerce, à raison de huit fois le même cours hebdomadaire consacré à la prise de notes et aux techniques de la communication, exténué par l’imposture d’un jeu de rôle si répétitif, j’ai fini par démissionner puis, au lieu de fêter cet échec prévisible en trinquant à une liberté retrouvée, par me soumettre à une cure de repos de plusieurs semaines, reclus dans une chambre aux rideaux tirés, non loin du berceau de ma toute petite fille, régressant à ses côtés sans paroles ni lectures, provisoirement privé de toutes attaches avec le langage.

De ne pas oublier que, peu avant la Noël 1970, ayant appris qu’en sortant de l’école primaire je traînais avec un copain de classe dans un bistro de la rue Rambuteau où, pour les remercier de m’offrir des grenadines à l’œil, je mettais sous enveloppe des tracts du CIDUNATI, un mouvement néo-poujadiste dont le leader Gérard Nicoud était en prison, ma mère a fini par m’interdire de fréquenter ces « fachos », sans comprendre que, là-bas, je n’avais fraternisé qu’avec un pacifiste berger allemand qui, gavé de sucres par les piliers de comptoir et promis à une imminente « piqûre chez le véto », n’était jamais fâché contre personne.

De ne pas oublier que parmi les termes dont usait la prof de français pour disséquer les figures de style de tel poème aux sous-entendus érotiques – l’anaphore, le chiasme, la synecdoque, l’allitération, le zeugma, l’oxymore, etc. – tous me semblaient empruntés à un cours sur les propriétés chimiques de corps inertes, sauf un qui me réconciliait avec d’érogènes intuitions effleurées en secret : l’enjambement.

De ne pas oublier que l’atelier-magasin de l’artiste Ben, couvert d’aphorismes gouachés d’une écriture blanche sur fond noir, du moins sa reconstitution à l’identique qui trônait dans la première exposition du Centre Georges Pompidou, en janvier 1977, avait éveillé en moi l’orgueilleuse intuition que ma propre chambre, dont le capharnaüm recelait tant d’objets inutiles chinés dans la rue et de citations recopiées au feutre sur les murs, tenait elle aussi du musée d’art – disons crypto-natif ou auto-captif – dont j’allais désormais réserver la visite nocturne à quelques proches, mes parents exceptés d’office.

De ne pas oublier que que je n’ai jamais relu, après parution, aucun des mes livres in extenso, mais par extraits parcourus fébrilement en aparté ou morceaux choisis lors d’une déclamation publique, mais jamais de la première à la dernière ligne, à tel point oublieux que je n’ai plus en tête que d’infimes fragments de la quinzaine d’ouvrages publiés, tout le reste de ce qui m’a pourtant pris de milliers d’heures à écrire s’étant comme effacé à mesure pour ne laisser à la surface que des bribes sans ordre prémédité, telle une anthologie lacunaire, dépareillée, dont la plupart des pages ont fait sécession chacune de leur côté, retournées à la source de mon insu, ce magma créateur qui ne cesse de traverser son propre désert.

Ce deuxième volume, en sédimentation provisoire,
est également en libre consultation ici même

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