@ffinités

10 novembre 2010
[Souviens-moi — (suite sans fin).]

De ne pas oublier que certains mammifères dévorent la poche placentaire laissée vacante par leur progéniture, ce qui n’est pas si bête après tout.

De ne pas oublier l’aveu rétrospectif de mon fils – avoir longtemps cru n’être qu’un cartoon dont les faits et gestes se dessinaient à son insu –, ni le vertige familier du «déjà vu» que de telles fantasmagories ravivent, d’une génération à l’autre.

De ne pas oublier que parmi les missions fantoches dont j’ai adopté le rôle top-secret durant l’adolescence, j’ai tour à tour été cascadeur, fakir, gentleman cambrioleur, guide touristique, guérillero, grand reporter, pris en otage, coursier, et tout cela en aparté, flux de totale insouciance, sous les dehors d’une insoupçonnable normalité.

De ne pas oublier la nudité sidérante de cette femme enceinte, exhibant fièrement ses seins lourds et son ventre bombé parmi d’autres hippies des deux sexes qui assistaient à un concert de rock en plein air, toutes et tous couchés sur l’herbe rare que la canicule de l’été 76 avait grillé à la racine, sauf la future mère qui se déhanchait sur place et me bouchait délicieusement la vue.

De ne pas oublier le silence de ce proche cousin, de 25 ans mon aîné, sitôt évoqués ses longs mois passés sous l’uniforme en Algérie dite française, enrôlé malgré lui au cœur des «non-événements» d’une guerre à tout jamais innommable.

De ne pas oublier qu’entre 1973 et 1977 mon collège parisien était encore non mixte et que, évolution des mœurs oblige, à deux trois ans près, j’ai manqué de chance.

De ne pas oublier que, exigeant de moi l’autorisation officielle pour un tournage sur la voie publique, le commissaire avait d’abord menacé de confisquer la caméra vidéo si nous continuions à filmer les passants du toit ouvrant d’une voiture de location, avant d’improviser à mon endroit une réplique de pur cinéma : «De la viande froide, j’en ai emballé pour moins que ça…»

De ne pas oublier qu’un œuf dur tourne plus rond que le même encore frais, à moins que ce ne soit le contraire, ça fait si longtemps que je n’ai pas essayé.

De ne pas oublier que la ritournelle fétiche de mes 13 ans, Porque te vas, ne signifiait pas «Pourquoi tu vis ?», mais plus concrètement, «Pourquoi tu pars ?», malentendu très récemment levé et dont l’écart de signification reste à creuser.

De ne pas oublier ce cauchemar lancinant qui, jusqu’à ma trentaine, m’obligeait à suçoter mes dents, toutes déchaussés en même temps, puis, la bouche pleine de ces dragées sans saveur, à en recracher les amandes amères au réveil.

De ne pas oublier que je n’ai jamais vécu une partie de Monopoly parvenant à son terme – lequel d’ailleurs ?

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9 novembre 2010
[Arts muraux — Dans le dédale napolitain.]

Naples est peut-être la dernière ville européenne a n’avoir pas chassé tous les pauvres de son centre historique. La gentrification urbaine n’y a pas encore dépavé les ruelles, décroché le linge des balcons, balisé les rodéos collectifs en scooter (à parfois cinq par engin), interdit la pyrotechnie amateur des bambins du quartier, empêché les familles trop nombreuses de dîner sur leur pas de porte, privatisé les cours avec des digicodes et blanchi les façades au kärcher. Du coup chaque pan de mur témoigne d’une incroyable densité de graffitis en tous genres dont la voisine Pompeï a initié la tradition de longue date. Et ce qui frappe dans ces tags, c’est qu’ils viennent de tous horizons : slogans politiques jamais effacés ou très récents, grafs géants multicolores, pochoirs ou sérigraphies pirates, signatures de supporters de foot et déclarations d’amour XXL… comme autant de signes de piste concurrents, contigus ou confraternels d’un corps social à fleur de peau. Aucun ghetto arty à l’horizon pour ceux qui voudraient cantonner le street art dans son Parc à thème, mais un lieu d’expression sauvage qui n’a pas dit son dernier mot. Et là-bas, contrairement au triste décor parisien ripoliné de fond en comble, écrire, afficher, dessiner à l’improviste et à l’air libre, ça tombe sous le sens au moindre coin de rue.
Comme on dit en rital :

Murs propres, peuples muets.

Quelques traces sens dessus dessous,
saisies au vol en juillet dernier.

D’autres photos in situ, à Istanbul, Genève, Lyon ou Paris…
sur cette page dédiée aux arts muraux…

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8 novembre 2010
[Texticules & icôneries
Face au peloton d’exécution médiatique.]

Alliés objectifs du non-événement.

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7 novembre 2010
[Portraits crachés — (Suite sans fin).]

Quatre jours sur sept, Paul pointe dans une bibliothèque municipale en grande banlieue parisienne. Ce qui lui laisse pas mal d’insomnies et des week-ends prolongés pour conjurer sa vie d’obscur archiviste, en lisant, visionnant, découpant, compilant, reclassant tout ce qui touche de près ou de très loin à Robert Le Vigan, un acteur des années 30 injustement promis à la non-postérité. D’où lui est donc venue pareille lubie ? Un souvenir magnifié d’une séance culte au ciné-club de son collège ? Sans doute, quoique pas si sûr. Ce passionné n’est pas près de trahir ses sources, et qu’on ne vienne pas l’acculer à quelque aveu trop personnel. Un tel centre d’intérêt ne pouvant se partager avec personne, le célibataire endurci a fait le vide autour de lui, sans même le loisir d’un animal domestique ou d’une quelconque amitié parasite. Seul Le Vigan compte en soi pour soi, de toute éternité. Et Paul n’a jamais regardé à la dépense. De longue date, il y a investi les neuf dixièmes de son salaire : tous frais de déplacements et de documentations confondus. Sauf qu’après trente ans de traque fétichiste, plus un sou de côté ni un millimètre carré vacant sur les rayonnages de son deux-pièces-cuisine. Mais tant pis si les piles de factures en retard l’ont déjà contraint à sauter un repas sur deux et subsister aux dépens d’un crédit revolving, c’est trop tard pour reculer, on vient de le mettre sur la piste d’un ultime trésor iconographique : deux photos rarissimes de Le Vigan dans les Enfants du Paradis, juste avant que, pressenti pour le rôle de Baptiste mais déjà condamné à mort par la résistance, le comédien ne doive fuir en Suisse et céder la place à Jean-Louis Barrault. Bref, les deux clichés qu’il attendait depuis des lustres, le clou de sa collection.
Le voilà chez Drouot à l’heure dite, au troisième rang de la salle des ventes. Il lève la main par deux fois, au bluff, mais il y a tant de monde sur le coup, des connaisseurs fortunés, c’est peine perdu, impossible de rivaliser. Insolvablement excité par l’issue des enchères, il en perd connaissance au troisième coup de marteau, s’écroule par terre, se retrouve aux urgences, dans la même chambre qu’une jeune traumatisée crânienne, Zorita… réfugiée roumaine d’une présence si concrète, si précieuse, après tant de solitude maniaque. Et déjà, à l’horizon de ce corps endormi et couvert d’hématomes, il entrevoit l’issue alternative, une beauté martyre à sauver d’un destin prévisible, la juste cause à épouser avant qu’il soit trop tard, bref un hobby où intimement il désire se réincarner.
Sa promise, elle, n’a rien demandé, mais puisqu’on lui demande gentiment… bon ben d’accord. Sauf que, vu l’état de ses finances, Paul a vite fait de se rendre compte qu’une vie de couple à demeure, c’est très au-dessus de ses moyens. Alors, ni une ni deux, place nette, au rebut Le Vigan, il refourgue en catastrophe l’innommable fatras qui encombre sa garçonnière : éditions épuisées, affiches originales, photos de tournage, trophées autographes, tableaux de petits maîtres, copies VHS… Plus le temps de lancer les enchères sur e-bay, autant brader le vrac entier à n’importe quel marchand, du moment que ça paye cash. Adieu vieilles manies cinéphiles, en attendant la retraite, place à l’occase unique : cette poupée du sexe faible, brutalisée plein cœur de cible et recousue sixième main. Parce que cette pauvre fille tombée du ciel, c’est mieux qu’un signe du destin, l’oiseau rare à empailler sur place, alors peu importe si, du jour au lendemain il a fallu que Paul liquide tout son vécu en stock pour changer d’idée fixe en vitrine.

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6 novembre 2010
[Texticules & icôneries — Miroir autofictif.]

Paroles en l’air & silence monumental.

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5 novembre 2010
[Légendes urbaines & rumeurs à la chaîne — (suite sans fin).]

On dit qu’après sa chute Saddam Hussein avait mis 12 sosies en circulation pour semer le trouble, ce qui l’a pas empêché de se faire gauler et de finir devant un peloton d’exécution. On dit que le super-champion de tennis Björn Borg avait supervisé l’installation de 12 cuisines équipées dans son immense villa de Stockholm, ce qui l’a pas empêché de tout perdre au casino et de finir ruiné dans un studio kitchenette. On dit que Michael Jackson disposait de 12 enfants à demeure, surtout la nuit, pour lui tenir compagnie en alternance, ce qui l’a pas empêché de passer au tribunal puis raide mort en service de réanimation. Alors peut-être que ces trois-là, ça n’a aucun rapport, mais, vu la loi des grands nombres, moi, ça m’étonnerait.

Sheila c’était pas une vraie chanteuse, enfin pas du sexe qu’on croit, tout sauf une femme, d’après un pote gynéco, juste un cas médical hyper rare d’hermaphrodite, comme chez les escargots, alors même si elle a soi-disant eu un fils avec Ringo, adoptif ou pas, ça se discute, d’ailleurs c’est elle-même qui a écrit vingt ans plus tard que, en tant que bouddhiste, elle s’était déjà incarnée dans pas mal de gens, et je cite de mémoire, dans une sorte d’eunuque tibétain, alors si c’est pas un aveu ça.

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4 novembre 2010
[Texticules et icôneries
Manif sauvage hors du zoo quotidien]

Anonymal non domestique

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23 octobre 2010
[Inscriptions murales — no copyright.]

En 68, les murs de la fac de Nanterre puis du Quartier Latin ont «pris la parole», l’espace d’un printemps. Durant les années 70, chaque lutte, occupation, grève, cortège a marqué son territoire à l’encre souvent noire, côtoyant d’autres traces de révoltes loubardes, junkies, baba cool, punk, sans oublier l’humour corrosif de l’anti-sexisme et la provoc des pédés sortis du bois. Mais cette contagion-là n’a pas eu les honneurs de l’édition commémorative. Et rarement droit de cité puisque, selon une légende rétrospective, tout était déjà écrit en mai-juin 68. Comme si l’imagination avait eu le pouvoir deux mois durant, et puis plus rien. Ou alors de pâles copistes, émules redondants, scribouilleurs sans intérêt. Bref, après l’âge d’or des premiers mots «d’ordre & de désordre», serait venu l’âge mûr, vite faisandé, de la contestation stéréotypée.
Et pourtant, ça n’a jamais cessé depuis… de faire des petits, avec des flux et des reflux, des moments de crispation dogmatique et des états d’expressivité massive. Sauf qu’à force de fétichiser le seul graffitisme made in 68, de lui faire un sort si particulier que séparé et réifié, on a manqué ses multidiffusions ultérieures, ses subjectivations protéiformes, ses renouvellements vivaces.

Pas facile d’assurer le lien, de tenir ensemble, de refaire émerger la permanence anonyme & clandestine de la poésie subversive depuis quatre décennies. D’où ce petit livre numérique, comme un chantier à ciel ouvert, qui voudrait recenser les bombages méconnus de nos quarante dernières années, retrouvés dans des livres, revues, albums de photos, sites web ou, pour les plus contemporains, au coin des rues. Aucun souci d’exhaustivité, la tâche est infinie par définition même. Pour donner envie à quelques amateurs de me prêter main forte, pour enrichir la liste de leurs récentes trouvailles ou pour en inventer d’autres à faire soi-même, quelques tags piochés parmi près de 600 autres déjà compilés ici

En grève jusqu’à la retraite ha ha ha!

[Paris, Odéon, octobre 10]

Sous france doux leurres

Soyons désinvoltes
n’ayons l’air de rien

On s’arme de patience
mais pas seulement

[Le Mans, 12 octobre 10]

«Allah is dead like me»
Nietzsche

[Bruxelles, 8 octobre10]

Ni taf ni cotine

[Paris, quartier Saint-Blaise, octobre 10]

Assombrissons les nuits
pour mieux s’y égarer

J’aime le mot genou
et la ketamine [moi aussi!]

[Lyon, Croix-Rousse, fin septembre 10]

Pauline partout Justine nulle part

[Rennes, 1er mai 10]

En raison de l’indifférence générale
demain est annulé

[Lille, rue de Cambrai, mars 10]

Notre monde est en sommeil
faute d’imprudence

[Paris, rue des Francs-Bourgeois, à la craie, mars 10]

Il ny a pas dailleurs où guérir dici

[Montreuil, à la craie, février 10]

Trop de chefs
pas assez d’indiens

[Besançon, place Pasteur, 16 octobre 09 ]

Tiens, t’es radié!

[Lens, mur de l’antenne Assedic
incendiée la veille, 17 janvier 06
]

Le travail est à la vie
ce que le pétrole est à la mer

[Paris XIX, rue Haxo, 03]

Ici personne nest normal

[Sarajevo, 95]

La melancolie est une style de vie

[Uruguay, Montevideo, «leyenda ingeniosa», 89 ]

La masturbation produit de l’amnésie
et je ne me souviens plus quoi d’autre

[Buenos Aires, «leyenda ingeniosa», 85-87]

Chiez sur les cadres
tapez dans le décor

[Paris XX, passage Stendhal, 81]

Rasez les alpes qu’on voit la mer

Nous ne voulons pas d’un monde
où la garantie de ne pas mourir de faim
se paie par le risque de mourir d’ennui

[Lausanne, Lôsane Bouge, été 80 ]

Votez les visions

[Nice, mars 78 ]

Futurs ancêtres
que vos os pourissent sous la lune

[Paris, pro MLF, juin 71]

Y atil une vie avant la mort ?

[Belfast, Bogside, 71]

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20 octobre 2010
[Dernière minute & avis de décès —
Thomas Harlan (1929-2010).]

Le cinéaste & écrivain Thomas Harlan est mort le 16 octobre dernier, à l’âge de 81 ans, dans un sanatorium de Berchtesgaden en Bavière. Et depuis… silence assourdissant dans la presse française, pas un articulet signalant, même brièvement, la disparition de cet artiste aussi dérangeant que mésestimé [à part le lumineux article de Marianne Dautrey paru dans les pages rebonds de Libération le 25 novembre 2010, en lien ici même]. Pour réparer cet oubli, et par simple amitié, quelques éléments d’un puzzle biographique difficile à remettre dans l’ordre .

Né en 1929 à Berlin, Thomas Harlan est le fils du cinéaste Veit Harlan, connu pour avoir réalisé, entre autres films de propagande, Le Juif Süss. Une extrême proximité avec les hauts dignitaires nazis marque cette enfance très particulière. À tel point qu’il semble avoir été couvert de cadeaux par Joseph Goebbels, un intime de la famille. Deux ans après la défaite du IIIe Reich, il entame des études philosophie à Tübingen où il se lie d’amitié avec Michel Tournier. En 1948, il s’installe en France et poursuit ses études à la Sorbonne. Quelques rencontres d’importance s’ensuivent, avec Gilles Deleuze et Pierre Boulez dont il partage un temps le logement, avec le poète Marc Sabathier Lévêque ou le grand reporter et futur dramaturge Armand Gatti. Au début des années 50, il se rend en Israël en compagnie de Klaus Kinski pour y partager l’expérience communautaire d’un kibboutz. Habitant de nouveau en Allemagne, il publie sa première pièce de théâtre, Bluma, en 1953, avant d’effectuer un premier voyage en URSS, puis à Tokyo où il semble avoir réalisé un  premier court-métrage documentaire, . À cette époque, il entame l’écriture d’un immense poème en français, Chant d’orge (achevé en 1988 et jamais publié depuis).  Suite à une tentative de co-scénarisation d’un film intitulé Trahison de l’Allemagne, il rompt avec son père, puis fonde avec Klaus Kinski et Jörg Henle une compagnie de théâtre, le Junge Ensemble de Berlin. En 1957, il défend publiquement Walter Janka, l’éditeur de Heiner Müller en RDA, jugé pour avoir apporté son soutien, lors des événements d’octobre 1956 en Hongrie, à ce soulèvement dit «contre-révolutionnaire» réprimé dans le sang par les troupes soviétiques. La création de sa propre pièce, Ich selbst und kein Engel – Moi-même et nul autre, consacrée au soulèvement du ghetto de Varsovie, fait scandale au Theather in der Kongresshalle de Berlin-Ouest. Elle sera reprise en 1959 par le Berliner Ensemble de Berlin-Est, dans une mise en scène de Konrad Swinarski, puis publiée dans les deux Allemagnes l’année suivante.
Au début des années 60, il s’installe en Pologne, avec le soutien financier de son ami éditeur Giangiacomo Feltrinelli, pour un projet de livre baptisé Le Quatrième Reich. Au cours de ses recherches, en compagnie de chercheurs italiens et polonais, il découvre dans les archives datant de l’Occupation l’existence d’un camp d’extermination à Chelmno, où des milliers de Juifs furent gazés puis brûlés dès 1941. Grâce à son minutieux travail d’enquête, il exhume les noms des personnes impliqués dans ces massacres et jusqu’alors jamais inquiétés. Il en fournit d’ailleurs la liste à Fritz Bauer, procureur général de Francfort, qui engage aussitôt des poursuites judiciaires à l’encontre de près de 2000 «criminels de guerre». Cette traque des anciens nazis faisant tranquillement carrière en RFA lui vaut les attaques répétés de députés du FDP, puis une interdiction de séjour en Pologne et une suspension de passeport de dix ans. À la même époque, il semble avoir mis le feu à une salle de cinéma qui programmait plusieurs films de son père. À la mort de ce dernier, en 1964, il quitte l’Allemagne pour habiter en France puis en Italie.
Dans l’après-68, proche du groupe d’extrême-gauche Lotta continua, il voyage à travers le monde en ébullition : en Bolivie ou au Chili (peu après le coup d’Etat de pinochet). En avril 1975, il se rend au Portugal pour soutenir et filmer à chaud la Révolution des Œillets. Cela donnera Torre Bela, un documentaire d’exception sur l’occupation de la plus grande propriété foncière du pays par des travailleurs agricoles et des chômeurs sans terre. Lyrisme de l’action collective, tumulte des désaccords, doutes, lassitudes… tout y est montré sans autocensure militante, y compris, en contrepoint les réactions hautaines du maître des lieux, Le Duc de Lafoes. L’œuvre sera remarquée au Festival de Cannes en 1977. Le documentaire suivant, Le chœur des cuisiniers, consacré à l’émancipation nationale du Mozambique , quoiqu’en partie tourné ne sera jamais ni monté ni montré. Au tout début des années 80, Thomas initie un long-métrage d’une autre nature, Wundkanal, qui met curieusement en abyme ses propres hantises familiales. On y voit des activistes clandestins (se réclamant de la Rote Armee Fraktion) séquestrer un ancien S.S., le Docteur S., inventeur notamment du meurtre par « suicide forcé » imposé en 1945 aux prisonniers de la forteresse de Königstein. Caché derrière des glaces sans tain, ils soumettent leur otage jamais « dénazifié » à un minutieux procès où il lui est aussi reproché sa récente implication dans la mort de trois membres de la RAF. Le tournage est d’abord retardé suite aux problèmes de santé du comédien du Berliner Ensemble censé jouer le rôle principal. Il est alors décidé de le remplacer par un vrai criminel de guerre, récemment sorti de prison : Alfred Filbert, ce qui sème le trouble entre ciné-réalité et fiction. Robert Kramer, convié à réaliser le making of du film, rend compte de la tension permanente sur le plateau dans son documentaire Notre Nazi. La sélection couplée des deux films au Festival de Venise en 1984, puis de Berlin en 1985 mettra d’ailleurs Thomas Harlan dans une situation délicate, sous l’injuste accusation d’avoir suscité un dispositif pervers et malsain, dont Robert Kramer aurait été l’irréprochable témoin. Avec le recul, la comparaison des œuvres nous semble plutôt donner l’impression contraire. Mais de fait, la fâcherie définitive entre les deux réalisateurs va causer un préjudice durable à la réputation de Thomas Harlan.

En 1987, il retourne en URSS pour tourner un autre long-métrage, Katharina XXIII, en vain. Faute de moyens, nombre de ses projets vont échouer dans les décennies suivantes, mis à part Souvenance, long-métrage réalisé dans des circonstances chaotiques à Haïti en 1990 et jamais sorti en salles. A contrario, certains des scénarios laissés en plan ont sans doute servi à nourrir l’écriture des romans qui vont occupé les quinze dernières années de sa vie. Au cours des années 2000, une grave affection pulmonaire l’ayant contraint à être hospitalisé dans un sanatorium en Bavière, il publie successivement Rosa (2001), Heldenfriedhof (2006), Die Stadt Ys (2007). Aucun de ces livres n’a malheureusement été traduit en français. On espère que leur publication posthume ne tardera pas trop. Pour en susciter l’envie, on notera parmi les critiques louangeuses, celle de Hans Magnus Enzensberger comparant le travail de Thomas Harlan sur les matériaux historiques à celui d’un Claude Simon ou de W. G. Sebald. En guise de témoignage testamentaire, on pourra aussi se reporter à son «Anti-Biographie» filmée, Wandersplitter, sous forme d’entretiens avec le cinéaste Christoph Hübner, largement repris sur youtube. Ultime piste, la publication posthume d’un volume inédit, Veit, aux éditions Rowohlt.


Entretien avec T. Harlan, Vol. I, Guerre et Enfance, Radio Zinzine, 2007.

Post-scriptum 1 : Un entretien avec Thomas Harlan, ne portant que sur ses films, a été réalisé par Rachel Fack en septembre 2006, à l’occasion du Festival De bruit et de Fureur en Seine Saint-Denis. C’est sans doute la meilleure façon de s’interroger sur les ombres et lumières de cette œuvre, à lire in extenso ici même.

Post-scriptum 2 : J’ai rencontré Thomas sur le zinc d’un bistrot, rue de Bretagne, en automne 1994. Nous étions côte à côte, chacun plongé dans Libération, en train de lire le même article consacré aux malversations du politicien Gérard Longuet. Croisant son regard complice, j’ai entamé la conversation : «Bien fait pour lui !» et là, mon voisin de comptoir a relevé la tête – yeux d’azur au milieu d’une tignasse blanche – et enchaîné du tac au tac, de son inimitable accent d’outre-Rhin : «Dans la vie, on ne paye jamais pour les vraies saloperies qu’on a faites. À la limite, ses histoires de fric, c’est pas grave. Son crime à Gérard Longuet, c’est qu’en 1966, il manifestait avec les fachos d’Occident pour empêcher qu’on joue Les Paravents de Jean Genet à l’Odéon.» Par la suite, on a pris le temps de mieux se connaître, et à chaque discussion, on a creusé d’autres pistes, on a parlé du « pied bot » de son presque parrain Goebbels, de la mort tragique de l’éditeur dynamiteros Giangiacomo Feltrinelli, de sa rupture avec l’esthète Dominique de Roux poussant trop loin son admiration pour le sculpteur Arno Breker, de ses rencontres avec un de ses maîtres en provocation Heiner Müller, de  la dette que le peuple haïtien payait encore pour s’être émancipé trop tôt de l’esclavage… et de tant d’autres sujets qui enflammaient la voix rauque de ce monstre de mémoire.

post-scriptum 3 : le samedi 6 novembre, une cérémonie d’hommage à Thomas a eu lieu au cimetière du Père-Lachaise en présence des ses deux enfants, de sa seconde femme et d’une demi-centaine d’amis de plus ou moins longue date. Entre autres prises de parole, celles d’un rescapé de la FTP-MOI, Maxime Ferber, de l’ingénieur du son du film Torre Bela, du poète australien Christopher Barnett… On y a entendu parler yiddish, anglais, hébreu, italien et français, la polyphonie d’un homme qui s’est voulu apatride, tout cela sous des trombes d’eau. De retour chez moi, j’ai rouvert le manuscrit de Chant d’orge, ce poème-fleuve dont Thomas m’avait lu de larges extraits en 1997.Et retranscrit sous sa dictée posthume les premières pages, une tentative de dédicace sans cesse recommencée :

«je
pour ficelles
pour ça
pour massacre
pour faire farine d’enfants

pour bagatelles
pour démanteler
pour dresser cheveux blancs
je

pour ça
pour percuter
pour papeterie
mâchoires
pour ne pas
pour
pour trous
pour tout écrire
pour quatre angles morts
pour faire une page par jour
pour feuilleter zenfants
pour arracher trous d’air
pour dresser cheveux blancs
cris
pour cris pour crier
pour scier
pour escalier
poursuivre
pour cuivres
pour cordes seules pour plein vide
pour ballons libérés pour
chaire de poule pour magnificat
ça
pour
chœur
je

révolution à répéter ad libitum

balle pour
balle criblée
capitonnée
de décapités
pour papier de chair
pour lettres mortes
pour enfants papier
lettre
pour têtes passées par la tête […]

pour qu’être avorton
pour que corps carton
pour n’apparaître
plus
pour ne plus jamais pour les empailler
pour les crénelés
pour que
pour capsules
qu’en plein vide
pour arracher trous d’air
siffler poumons d’acier
pour

siffler
pour ne plus
plus pour sibilations
pour châtrés nets
pouvoir
sec amputer
pour serpents hongres
pour cigares médusés
par la fumée

sortir de tes yeux
arme blanche
pour purs porcs
percer
pour millimètres
pour les millimètres
pour 6,35 millimètres & millimètres
révolution ad libitum puis
cuir
pour calottes
pour os seuls
pour instruments à os
pour cris
pour cris seuls
pour dresser cheveux blancs
requiem
pour chevelus
pour chauves seuls
pour cheveu seul
seul le blanc
pour blancs seuls
pour deuil seul
pour seul seul

deuil
pour
qu’à un seul
pour qu’à un fil

rouge
moi
infini
rouge
infiniment

pour armées rouges et rouges
que

pour que quotidiennement
pour savoir où
pour angles morts
dans la tête de quelqu’un
se casser en deux
ne pas
pour doubles
cris
pour cris pour crier
pour les scier
pour os gueules bées
pour râper
pour un rien
poudre
savoir où
pour port d’arme
pour les truites
pour descendre
millimètres
révolution millimètre par millimètre
froid le dos
6,35
seule

gorge seule
pour couper court seule
pour trous seuls
s’arracher
pour ne pas fou
pour crocs
cou
magnificat cou
pour
pour trop court
pour l’homme pour
pendre
pour tondre
ras l’homme
ras moi […]».

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16 octobre 2010
[Souviens-moi — (suite sans fin).]

De ne pas oublier que, faute d’avoir vérifié sur la convocation l’heure exacte de mon épreuve optionnelle de russe au Baccalauréat, j’ai passé mon tour au dernier rang d’une salle obscure du Quartier Latin à voir Jules et Jim.

De ne pas oublier que j’ai vécu mes vingt premières années à « l’entresol » d’un immeuble parisien aujourd’hui rayé de la carte.

De ne pas oublier que, contrairement aux apparences télévisuelles, le crime paye plus souvent qu’on ne le croie, 3 vols sur 5 demeurant à tout jamais inexpliqués.

De ne pas oublier que, pendant ces vacances passées à deux pas d’un zoo de campagne, ayant pris l’habitude d’accompagner le gardien dans sa tournée matinale pour changer l’eau et remplir les gamelles, j’ai cru bien faire en tendant quelques pattes de poules à travers les barreaux à l’ours brun qui n’en demandait pas tant, tout près d’atteindre ma main, de m’arracher le bras d’un seul coup de griffes, si l’on ne m’avait déjà fait basculer à la renverse et sauvé in extremis, du bon côté de la cage peut-être, mais furieux d’être le cul par terre par la faute de mon soi-disant bienfaiteur, tandis que le grand nounours en peluche, jusqu’à preuve du contraire, n’y était pour rien.

De ne pas oublier que, à force d’attendre Godot, aux confins des années 40, Beckett a hésité d’un brouillon à l’autre sur les patronymes des Juifs errants qui dépeuplaient sa pièce et préféré rebaptiser le « Lévy » originel sous un pseudo d’une extravagante banalité, Estragon.

De ne pas oublier que, chaque premier mercredi du mois, toutes sirènes hurlantes à midi pile, le peuple de France se remet d’une guerre qui n’aura pas lieu.

De ne pas oublier que l’électrophone de la jeune héroïne de Cria Cuervos était la réplique exacte de mon propre tourne-disque Teppaz et qu’en cet été 1976, à force d’écouter Porque te vas sur le même 45 tours, il me semblait habiter une sorte de chambre d’échos cinématographique.

De ne pas oublier que la police, au début des années 90, à la Goutte d’Or, ayant soudain changé de prétexte sécuritaire, s’était mise à traquer les vendeurs de maïs grillés, confisquant leurs braseros de fortune et les sacs de jute où ces dealers non-patentés stockaient leurs épis de contrebande.

De ne pas oublier que, parmi la clientèle fortunée de Jacques Lacan, certains snobs poussaient le transfert mimétique à un tel degré de ridicule qu’ils se faisaient tailler sur mesure, chez le couturier Arnys, les mêmes vestes à « col mao » que celles de leur maître étalon.

De ne pas oublier que j’ai dormi très longtemps en « chien de fusil » sans savoir de quel clebs acrobate il pouvait bien être question.

De ne pas oublier les sarcasmes de mon père quand je cherchais une bonne excuse à mes zéros pointés en dictée ou aux veillées funèbres précédant la récitation d’un poème devant la classe entière le lendemain matin – « parce que c’est pas de ma faute si j’ai aucune mémoire! »

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