@ffinités

27 juin 2016
[De la genèse d’un syndicat Jaune durant la Belle Époque
aux vitres brisées de la CFDT, son dernier avatar ad hoc.]

Le 8 novembre 1899, lors d’un arrêt de travail massif dans les puits de Montceau-les-Mines (Saône-et-Loire), un petit groupe de mineurs se constitue avec le soutien du patronat local pour empêcher l’extension du mouvement. Apprenant que ces anti-grévistes appointés se réunissent au Café de la Mairie, un cortège de manifestants se rend sur place. Les plus énergiques d’entre eux — fils spirituels de la fameuse «bande noire» qui avait défrayé la chronique locale de la «propagande par le fait» des anarchistes seize ans plus tôt — se saisissent de quelques pierres alentour et commencent à les lancer contre cet estaminet de mouchards et de traîtres à la cause ouvrière. Ce faisant, les prolos en pétard brisent très naturellement toutes les vitres dudit repère de briseurs de grèves. Peu après ces violentes échauffourées, la légende veut que le patron du troquet lapidé ait remplacé les carreaux cassés par de grandes feuilles de « papier huilé », de teinte jaunasse. D’où, semble-t-il, l’appellation infamante qu’en France on attribuera désormais  aux « anti-grévistes » de tous poils. À moins qu’il s’agissent d’une référence à ces œufs (et leur trace jaunâtre) que balançaient parfois les gueules noires en lutte pour la « journée de huit heures » contre les non-grévistes venus les remplacer au pied levé (même s’il existe quelques variantes régionales pour ces «jaunes» également traités de «renards» ou de «rouffious).

Il est cependant difficile de savoir si ce surnom a priori péjoratif ne découle pas, à l’inverse, du choix délibéré de cette couleur symbolique par les défenseurs zélés de leurs propres employeurs, le jaune s’inspirant du drapeau du Vatican contre le chiffon rouge des communards. De fait, en décembre 1901, l’Union fédérative des syndicats et groupements ouvriers professionnels de France et des colonies est officiellement créée avec les subsides du Comité des Forges (entre autres). Comme cette appellation à rallonge est malcommode, on lui en substitue rapidement une autre : Fédération Nationale des Jaunes de France, fondée par Paul Lanoir qui, dès mars 1902, synthétise ainsi son credo en trois mots : «Travail, Famille, Patrie», devise promise à l’avenir qu’on sait quarante ans plus tard.

En avril 1902, Pierre Biétry reprend les rênes du mouvement et rédige une sorte de bréviaire intitulé Le Socialisme et les Jaunes. Outre une fixette antisémite flagrante, l’ex-leader de l’éphémère Parti Socialiste National y ébauche une sorte de synthèse corporatiste : «Réaliser la renaissance nationale en créant la réconciliation des classes sur un programme de justice sociale.» Un an plus tard, la référence au socialisme est jetée aux oubliettes. La jeune Action Française et d’autres ligues patriotiques voient dans ces «groupes anti-collectivistes» et leur Bourse du travail «indépendante» une force nouvelle capable de faire face à la montée en puissance d’une CGT alors sous forte influence libertaire.

Financièrement, ce Mouvement Jaune est soutenu par de riches parrainages, celui du duc d’Orléans ou de la duchesse d’Uzès. Présent dans l’Est, le Nord et la région parisienne, ce syndicat autoproclamé « jaune » (Fédération Nationale des Jaunes de France) pourrait avoir atteint 100 000 adhérents l’année de sa (re-)création en mai 1908. Autre surgeon du même mouvement, le Parti Propriétiste, fondé par le même Pierre Biétry, valorise « la participation » et « la grande famille du travail » unie dans une « inséparable communauté d’intérêts » contre les partisans haineux de la « lutte des classes ».

Alors que depuis 1906, sous l’impulsion du radical-socialiste Clemenceau, la répression s’accentue face à l’essor d’un syndicalisme d’action directe – qui avec la Charte d’Amiens voté par la CGT prône le boycottage et le sabotage –, les « jaunes » sont désormais la providentielle armée de réserve d’une soldatesque noyant dans le sang la moindre tentative de grève générale. Le vent va bientôt tourner. Tandis que la combativité ouvrière connaît un certain reflux, en 1909, le nervi patronal en chef Bietry va jusqu’à proposer de « clouer la charogne de Jaurès vivante contre une porte. » C’en est trop. Ses excès de langage et son ancrage au sein de la droite extrême (un temps auprès de Charles Maurras puis plus durablement aux côtés de La Libre Parole de Drumont) l’ont rendu encombrant pour les gestionnaires étatiques (de centre gauche ou de centre droit) qui se partagent le gâteau au Parlement.

Le baroudeur anti-judéo-socialiste va tenter l’aventure en Indochine où il mourra en 1918. Quant à son mouvement d’idiots utiles au service des grands industriels, il a disparu aussi vite qu’il est apparu, faute de financement. Pour réapparaître sous d’autres prête-noms, dans les années 30, puis les années 70,
et caetera.

Toute ressemblance entre le précédent historique brièvement évoqué ci-dessus et, un gros siècle plus tard, la manif sauvage qui, jeudi dernier, a fait voler en éclats les portes vitrées du siège (anti-)social de la CFDT à Belleville, non sans entamer quelques pans de verre latéraux… pourrait bien ne pas être fortuite.
Qu’on en juge par ce tag sans équivoque laissé sur place…

Post-scriptum : Depuis une décennie, d’autres occupations pacifiques, amoncellements de poubelles ou jets de tomates avariées ont déjà visé ce même lieu, symbolique de la gestion «paritaire» par les frères siamois du MEDEF et de la CFDT du soi-disant déficit de UNEDIC sur le dos des chômeurs appauvris d’autant. Toutes ont donné lieu à des violences de la part des vigiles ou des CRS appelés en renfort puis à des dépôts de plaintes, selon une tentative de criminalisation des intermittents du spectacle & précaires en lutte. Sans esprit de revanche ni préjuger du mode d’action le plus approprié, sans blâmer non plus la totalité des militants de l’organisation sus-nommée mais la ligne politique de sa direction, deux trois liens juste pour se rafraîchir la mémoire, c’est ici ou .

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15 juin 2016
Un mensonge d’État qui nous prend pour des cons :
l’hôpital Necker « dévasté » par des sauvageons…

En ce lendemain de manif monstre, vers midi et demi, il suffisait d’emprunter le parcours de la veille pour apercevoir les centaines de tags qui ornaient encore les murs (à part ceux du Val de Grâce ripolinés de blanc sur le boulevard du Port-Royal). Parmi les vitrines brisées, d’après un rapide calcul mental,  95% des devantures ciblées portaient l’enseigne d’une banque/agence immobilière /compagnie d’assurance/sucette publicitaire Decaux. Indubitablement, sur le boulevard Montparnasse, cinq ou six magasins de déco intérieur, d’optique ou de fringues, dépourvus de caractère symbolique flagrant, ont fait le frais d’un excès de zèle injustifié, d’ailleurs sans graffiti « explicatif » autour. Mais comment s’en offusquer au regard du gazage quasi permanent du cortège de tête qui, avec cagoule ou foulard citronné à mi-visage, comptait dès le départ plus de dix mille personnes rêvant non pas d’un baroud d’honneur ou d’un simple happening émeutier, mais d’un cortège offensif exprimant toutes les composantes du corps social d’aujourd’hui: United Colères of Précaires.

Arrivé devant l’Hôpital Necker, le champ de ruine ne saute pas aux yeux, c’est le moins que l’on puisse dire. Une seule vitre a volé en éclat, déjà remplacé par une feuille de contreplaqué. Une petite dizaine d’impacts au marteau, surlignés de scotch armé orange, sont aussi visibles sur les double-vitrages avoisinants. Un ou deux tags en plus… et voilà tout. Même pas une faute lourde de non-sens, juste une faute de goût sans dégâts collatéraux ni vilains bobos pour personne.

C’était donc ça — une erreur bénigne de balistique mal raisonnée — qui nous a valu depuis hier soir la fable d’une «attaque» puis de la prétendue «dévastation» de l’Hôpital des Enfants Malades où, parmi tant d’autres gamins en souffrance, l’ex-otage en bas-âge d’un fanatique daéchien tentait de retrouver ses esprits. Aucun rapport a priori, mais puisqu’il est désormais question de criminaliser les « casseurs » en les amalgamant à la figure de l’ennemi intérieur djihadiste, rien n’est trop énorme pour accréditer ce bobard faisandé.
Trêve de storytelling, un flash-back s’impose si l’on veut distinguer la part réelle des responsabilités. Hier, vers 16h30, alors que les forces de l’ordre avaient réussi puis échoué puis recommencé à couper/nasser la tête de manif, c’est à ce carrefour stratégique de la rue de Sèvre et du boulevard Montparnasse (métro Duroc) que la Préfecture avaient décidé de placer un très gros bataillon de CRS aux abords dudit hosto et en vis-à-vis un canon à eau. De fait, à l’arrivée du cortège massif, occupant chaussée et trottoirs, la police a chargé, choisissant de fixer l’affrontement pendant plus d’une demi heure aux immédiats parages de ce lieu de soin.

Et maintenant, cessons de travestir une réalité qui pourtant crève les yeux (comme un FlashBall justement). C’est à la Police d’assumer toute l’indignité de sa géo-stratégie irresponsable : noyer de gaz lacrymogène la rue jouxtant un Hôpital (avec les risques d’enfumage des ventilations de l’établissement), y faire assaut de grenades de désencerclement (ayant en cet endroit précis atteint plusieurs manifestants couchés au sol, ce qui avait déjà eu lieu au croisement précédent, propageant la rumeur infondée semble-t-il d’un ou deux morts et enrageant d’autant tout un chacun parmi les manifestants), avant de mettre en branle le fameux canon à eau, posté là en embuscade selon un scénario mûrement réfléchi. Ainsi serait-il préférable de ne pas inverser les rôles et plus que temps de demander des comptes au ministre de l’Intérieur pour le choix délibéré d’un telle tactique, si irrespectueuse d’un havre de paix que doit être un centre hospitalier. Le reste (un malheureux carreau cassé) n’est qu’enfantillages, montés en épingle pour effarer les téléspectateurs dans leurs chaumières et rassurer les Panama-Bankers et autres châtelains du pouvoir socialiste.
Bien sûr, il y aurait d’autres épisodes à évoquer à propos de la journée d’hier, mais quelques extraits d’aphorismes urbains y pourvoiront.

Post-scriptum : quant à savoir qui a vraiment cassé l’Hôpital publique en Île-de-France, à coup sûr, ce sont nos états-d’urgentistes du PS à force de coupes budgétaires et de logiques comptables, pas les jeunes énervés qui se battent à armes très inégales avec les Robot-cops du chien de garde en chef Manuel Valls. A ce sujet, on lira avec intérêt l’article d’un lecteur du site LundiMatin ici même.

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23 mai 2016
[De quel leurre les prétendus «casseurs»
sont-ils le nom ? Essai de désenfumage.]

Le 4 avril dernier, Patrick Strzoda, préfet d’Ille-et-Vilaine s’honorait d’avoir fait envoyé 749 grenades (lacrymogènes ou de désencerclement) sur les fauteurs de trouble de Rennes, tandis qu’à Nantes on en était déjà à 1710 à la même époque. Plus d’un mois plus tard, en extrapolant à l’échelle de la France entière, on n’ose à peine imaginer l’ampleur d’une telle surenchère répressive. Plus d’une dizaine de milliers de grenades, sans doute — ces projectiles lancés en cloche ou au ras du sol étant censés avoir un effet de souffle ou d’aspyxie dissuasif. Pourtant, comme tant de vidéos le montrent, ces tirs aux pigeons récalcitrants (avec ou sans sommation) sont très souvent tendus ou à revers, ce qui n’aide pas à la dispersion des individus, mais à la démultiplication des cas de brûlures au contact des galets gazeux ou à l’intrusion d’éclats de grenade dans les chairs, même au travers d’épaisses chaussettes ou d’une toile de jean. Pour preuve, ces plaies, aux jambes, au bras, à l’abdomen, qui sont légions sur les réseaux d’information alternative, mais demeurent quasi invisibles dans les médias mainstream.

De fait, ces derniers temps, on soumet en boucle à notre compassion ce lourd bilan unilatéral : 350 CRS blessés depuis les premières escarmouches de mars 2016, amalgamant au passage de très bénins bobos (avec un jour d’ITT réglementaire) à d’authentiques accidents du travail, la plupart touchant les civils (de la BAC ou non) moins équipés que leur collègue Robocop en armure protectrice (dont le poids en sus du tonfa, de la gazeuse, etc. avoisine les 23 kilos). Or, à l’heure qu’il est , on dénombre 350 blessés chez les manifestants des deux derniers mois dans la seule ville de Rennes. Comparaison n’est pas que déraison. Hématomes, pertes de connaissance, crânes ouverts, lésions corporelles, tels sont aussi les effets des matraques crantées new-look, sans parler des flash-balls employés à hauteur de tête, comme un étudiant géographe rennois en a fait la mutilante expérience (rare victime ayant eu l’honneur des médias). D’ailleurs, pour cet engin de triste mémoire (déjà plus d’une dizaine de personnes énucléés en une décennie), on ne dispose pas de statistique quant au nombre de balles (dite défensives) utilisées. Cela donnerait peut-être idée aux spectateurs du 20h  de la disproportion des armes et des forces en présence. Alors motus, mystère et boules de gomme. L’état d’urgence n’est pas un vain mot d’ordre — même si la majeure partie de sa violence arbitraire est dissimulée par les témoins journalistiques —, et il fonctionne aujourd’hui à plein régime contre… l’ennemi intérieur.

À quoi sert ce dispositif inédit de gestion paramilitaire des conflits sociaux, calqué d’ailleurs sur les manuels coloniaux de contre-insurrection des années 50-60 ? Avant tout, à dégoûter les lycéens de poursuivre leurs blocus incontrôlés, à tarir l’énergie des bastions estudiantins, à apeurer les sympathisants lambda de Nuit Debout et à convaincre les centrales syndicales (CGT & FO) de liquider en douceur leur propre lutte, perdue d’avance à mesure que les journées d’action bi-hebdomadaires épuisent l’enthousiasme et le porte-monnaie de leurs partisans. C’est la tactique habituelle du pourrissement — avec négociations discrètes puis de vagues concessions in extremis pour que personne ne perde la face —, sauf que là ça n’a pas suffi à clairsemer suffisamment les cortèges. Ni les vacances scolaires, ni les bachotages au bahut ou la fac, ni la crainte des salaires amputés à la fin du mois. Ça s’est même durci par endroit —, avec blocage partiel de tel secteur économique – ou re-dé-re-dé-remobilisé dans la rue selon un étrange turn over. Du coup, pas facile pour les leaders de siffler la fin de la récréa(c)tion, à la façon d’un Maurice Thorez en juin 36 (ou de ses avatars en juin 68) : « Il faut savoir terminer un grève ! » Non pas que le mouvement de contestation ait pris l’allure d’une grève générale reconductible selon un scénario ancien, mais que le seul fait qu’il se refuse à s’enterrer lui-même, est déjà un échec pour la co-gestion ordinaire du bras de fer rituel entre la CGT et ses partenaires patronalo-étatiques. Bref, ça se complique en interne et, dans la rue, il arrive que, pour échapper au défilé traîne-savate, certains militants se mêlent à la chienlit des « casseurs ».

D’où le concours zélé aux forces de l’ordre qu’ont apporté ces derniers jours les Services d’Ordre de la CGT et de FO, corroborant (y compris avec des manches de pioche) la propagande policière qui voudrait justifier a posteriori son injuste monopole de la violence par  la présence d’une poignée d’irréductibles « casseurs », ces unhappy few que les éditorialistes ou le ministère de l’Intérieur ont d’abord évalué à quelques « dizaines », selon les zones de débordements, puis à quelques « centaines » à mesure que les manifestants suspects nassés/fouillés/frappés/interpellés se comptaient par milliers. Comme on nous le serine à longueur d’antenne, s’il ne s’agit que d’une petite nébuleuse de guérilléros urbains en capuche K-Way, tous archi-entraînés/équipés (mais super-repérés), tous méga-coordonnées (mais déjà super-fichés), il est vrai que le radio-télé-spectateur moyen finit par en perdre son latin. Pourquoi ne la met-on donc pas en quarantaine, cette quarantaine de moutons noirs connue comme le loup blanc ? Ben ouais quoi non mais hein ?! Évidemment, ça ne tient pas trop debout, mais c’est la fable en vogue (storytelling en franglais) qui permet de faire avaler au bon peuple (ceci dit sans mépris) le reste de la potion amère (et entre autre la clause El Khomri déplaçant les accords par branche au niveau de l’entreprise, ce qui signe l’arrêt du syndicalisme de lutte à la française et ouvre la porte à la liquidation du droit social pour les années à venir). Cher(e)s électeurs un peu échaudé(e)s, on vous avait promis la lune (et un peu de thune faute d’un monde meilleur), mais regardez les doigts gantés de ce casseur en train d’éclater la vitrine d’une Panama-Papers-Bank ou d’un Placebo-Publicitaire-Decaux (quelle honte !), c’est de sa faute si tout va de traviole et que le scénario bien huilé de la flexisécurité (ce new deal gagnant gagnant) commence à gripper.

Alors sus à l’ennemi intérieur, la chasse au Dahu est ouverte. Sans la main invisible de ce « casseur » infiltré, on aurait pu faire l’économie de toutes ces salves de lacrymos et vous, citoyens raisonnables, vous auriez pu en finir avec vos grèves ringardes et pleurer tranquille chez vous sur la fin de vos privilèges égoïstes d’assistés sociaux. Au lieu de ça, vous vous êtes laissés entraîner par des extrémistes sans visage, des barbares sans cervelle ni cœur et dont l’humour noir fait froid dans le dos, bref des sortes d’espèce de djihadistes « sans dieu ni maître », ce sont les pires croyez-moi…

Et qu’importe si, entre le marteau et l’enclume (les CRS et les SO syndicaux), il y a de plus en plus de gens qui outrepassent les consignes, débordent sur les trottoirs et en viennent à « se radicaliser » (tiens tiens !), à tel point qu’on a compté entre cinq et dix mille personnes, jeudi dernier, vers le pont d’Austerlitz en train de taguer ou scander ce slogan typique des faux chômeurs : « Tout le monde déteste le travail / et sa police ! [et faire la vaisselle] ». Contrairement aux apparences, cette multitude-là n’existe pas, ou alors elle doit sûrement avoir été prise en otage par ces terroristes masqués (ça y est le mot exact est lâché !) qui se déplacent au sein des avant-cortèges comme des poisons (sic) en eaux troubles.

Revenons-en à notre question initiale. De quel leurre les prétendus « casseurs » sont-ils le nom ? Eludons vite fait l’hypothèse parano-complotiste. La légende du billard à deux bandes de la provocation policière — suspectant derrière chaque lanceur de pavé un civil en mission commandée — ne tient pas la route une seconde. La focalisation médiatique sur ces Fantômas de l’Émeute — qui ne va pas chez certain(e)s manifestant(e), il est vrai, sans fascination juvénile pour l’Insurrection à Consumation Immédiate (l’ICI et maintenant) —, a un autre objectif éminemment politique. En brandissant le motif spectaculaire de « jeunes barbares » sapant les fondements de la République (dixit M. Cazeneuve), nos gouvernants essayent de camoufler un feu qui couve sous les braises : la rébellion à l’état naissant des précaires, qu’ils soient intermittents de l’emploi ou chômeurs à temps partiel ou encore, à partir de 25 ans, RSAstes en liberté surveillée.

Dans cette non-catégorie d’innommables sociaux, on a divisé (pour mieux les sous-traiter à bas prix) près de dix millions de personnes : intérimaires en mission aléatoires, stagiaires à 400 euros maximum, CDI jetable avec démission forcée, apprentis à peine défrayés, CDD dix fois d’affilée, auto-entrepreneurs à charge de double-cotisation, saisonniers hébergé en bidonville, vacataires à revenus différés, pigistes & JRI au jour le jour, déboutés du droit d’asile HLM, radiés provisoires pour trop-perçu, immigrés sans titre à demi-smic, allocataire en fin de droits, etc. Jusqu’ici, on s’était fort bien habitué à lire dans la rubrique des faits-divers que tel ou telle de ces membres inactifs du corps social s’était immolé(e) devant une CAF ou un Pôle Emploi, comme leur semblable de Tunisie ou d’Algérie. On avait également moqué l’autodafé suicidaire des jeunes insurgés de banlieue en 2005, eux qui cramaient les bagnoles de leurs voisins de palier plutôt que des cibles plus symboliques en centre ville et se révélaient inaptes à articuler les raisons de leur nihilisme destructeur. Et voilà que cette même colère, ou du moins sa petite cousine, passe de la détresse implosive à la rage explosive, qu’elle reprend forme et voix à l’occasion de ce mouvement social qui n’était pas censé les « concerner », comme l’a répété ad nauseam Manuel Valls. Colère fort minoritaire objectera-t-on, mais c’est oublier que dans l’univers atomisé de la survie précaire, il est malaisé de faire grève de façon simultanée, ici au MacDo, là dans un CallCenter, ou dans une boîte employant justement les gens sous une myriade de statuts différents et concurrentiels (pour imposer un moindre « coût » salarial), et a fortiori quand on est en période de non-emploi.

D’où cet effet de traîne qui voit chacun s’y mettre à tour de rôle — bloquant ici un guichet, un magasin, une rocade, un dépôt… — ou s’y associer de très loin, en alternance, sinon par procuration. United Rumors of Précariat, tel est l’implicite slogan que les puissants s’efforcent de ne pas entendre, camouflant ce spectre socio-existentiel qui hante l’économie mondialisée derrière l’épouvantail fantoche d’une « horde de casseurs » s’attaquant à une démocratie déjà mise à mal par leur alter ego, les conjurés de Daech. Et c’est ici que la propagande d’Etat finit par résorber sa boucle manipulatrice. Après avoir essentialisé les racines de la violence terroriste dans la textualité coranique et l’Islam en général, c’est au tour de la sensibilité anti-capitaliste (de tous bords) d’être accusée d’être ontologiquement une source de « haine » mortifère.

Ne soyons pas dupes de cette criminalisation préventive des dissidences sociales et existentielles en cours. Aujourd’hui plus que jamais auparavant, la révolte des précaires est à l’ordre du jour. Et de la Nuit Debout aussi, si l’on y brasse l’hétérogénéité de nos vécus, si l’on y réaffirme que nous ne croyons plus au retour du Plein-Emploi stable et, plus encore, que nous n’en désirons pas l’avènement sous sa version dérégulée (comme en Allemagne ou au Royaume-Uni). Il est temps de lutter pour arracher de nouveaux droits face aux nouvelles formes d’employabilité qui nous sont imposées. On nous voudrait jetables et interchangeables, soyons durablement instables !

En guise d’épilogue, très provisoire, un petit diaporama avec quelques photos de mon cru sur Paris, de l’amie Damia sur Nantes et Lyon et de François sur Marseille.

Post-Scriptum : Quant à la voiture de police incendiée sur le quai de Valmy, ce dégât collatéral ne doit pas induire en erreur les amateurs de blockbuster (ni les mateurs de porn riot). Ce fut l’occasion médiatique d’une pénible inversion des rôles, que les partisans d’une surenchère sécuritaire ont monté en épingle à dessein. Qu’y observe-t-on réellement ? Que la plupart des participants à une manif sauvage (soumis aux gazeuses des gardes mobiles une demi-heure plus tôt) se sont comportés avec une intelligence solidaire (sortir la fliquette enfumée de son habitacle, conjurer l’autre flic-adjoint de rengainer son arme de service et son assaillant de laisser tomber momentanément son tuyau…) Bref, n’en déplaise au ministre de l’Intérieur — et à sa réaction à chaud, d’un opportunisme mensonger —, nous n’y avons nullement vu matière à accuser quiconque de « tentative d’homicide volontaire ».

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20 avril2016
[La Nuit Debout par tous les bouts
Des usages du dissensus scriptural.]

Ce petit diaporama du mois écoulé n’obéit à aucun ordre chronologique, il se voudrait flânerie polysémique parmi les murs et les trottoirs en (g)rêve général. Sur la place de la République ou les campus des facs en ébullition partielle (Tolbiac et Paris 8 Saint-Denis), rien d’homogène ni de consensuel, ça va dans plusieurs sens. Pris de cours, les observateurs médiatiques ressorte leurs vieilles binocles manichéistes : d’un côté les gentils idéalistes, de l’autre les méchants encagoulés. Et pourtant, entre les jardiniers de l’arbre à palabres – souvent empêtrés dans un formalisme démocratique et une commissionite aiguë à l’image des pires modes de gouvernance actuels – et les insurgés du passage à l’acte – souvent obnubilés par l’éphémère coup d’éclat de la geste émeutière qui n’est pas sans effet de miroir spectaculaire –, s’il y a du flottement, des désaccords et même un grand écart, ça n’empêche, c’est bien le lieu et le moment ou jamais d’apprendre à se connaître. Et d’ailleurs le vrai danger pour les pouvoirs en place tient à ce décloisonnement-là, entre doux rêveurs et fervents iconoclastes. C’est au cœur de ce dissensus permanent que peut naître l’événement, non pas d’un seul mot d’ordre unifié mais du désordre des mots mitoyens.

Inutile de lever les yeux au ciel, d’une air outré ou blasé, ça se passe sous nos pieds, à même le sol, la plupart des phrases à glaner. On dirait des stèle d’un genre plutôt… anti-funéraires.

Ça a fait un premier tour de chauffe dans le dédale universitaire, à mi-chemin des invariants du remake et des innovations débridées.

Et les jours de manifs, sur les vitrines des banques surtout et des placards publicitaires, avec ou sans casse, une trace de ce qui est en train de se (dé-)passer.

Revenons sur la place et ses parages immédiats. Le happening ne va plus tarder…

Le diable gît, paraît-il, dans les détails. Pour preuve, dans le dos de cette patrouille d’agents anti-subversifs, cette équation à plusieurs inconnues…

Et en guise d’épilogue très provisoire, cette photo récemment prise à Marseille par l’amie Fabienne Yvert…

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28 février 2016
[Inscriptions murales et purification graphique
Les arts involontaires du nettoyage urbain.]

La fin des années 60 a vu émerger un nouveau type de graffiti, à la bombe de peinture. Cet usage détourné d’aérosols voués aux carrosseries automobiles a révolutionné les écritures murales à partir du printemps 68 et permis l’essor des tags et autres maxi- calligraphies tout au long des seventies jusqu’à aujourd’hui. À moins que l’inventivité n’ait entre-temps changé de bord. Car c’est désormais la lutte anti-graffiti qui, au nom de la salubrité publique et de la civilité urbaine, bénéficie d’une inventivité technologique sans temps mort ni entraves. D’où le large éventail de procédés révolutionnaires destinés à ravaler les façades, en ôtant les souillures infâmes qui dévaluent le capital immobilier et l’essence spéculative de la pierre. Parmi ces méthodes, il en est des préventives (vernis, films plastique ou fibres de verre anti-adhésives) et des réparatrices (sablage, hydro- ou aéro-gommage ou ajout de dissolvants). Et si, comme pour la lutte contre la fumette cannabique ou la fraude de survie dans les transports en commun, cette guerre aux inscriptions sauvages ne saurait connaître de victoire définitive, elle a récemment gagné du terrain, du moins en centre-ville gentrifié.

Mais attention aux ruses de l’Histoire avec une grande H et au syndrome de l’arroseur arrosé. Du côté des nettoyeurs municipaux ou des sous-traitants privés censés parfaire l’immaculation générale de nos murs, on assiste depuis peu à une nette régression des techniques d’effacement au Karchër tandis que tous en reviennent au ripolinage à l’ancienne. Et partout, les voilà qui recouvrent les blazes parasites, les bombages honnis, les fresques dégradantes. Ce peut être, comme ci-dessous, au moyen d’une biffure élémentaire :

Avec le risque que tel ou telle passant(e)  arrive encore déchiffrer le message antérieur, selon l’adage dadaïste de Marcel Duchamp : « Lis tes ratures ». Mais le plus souvent, c’est au rouleau qu’ils agissent, réinventant bien malgré eux les agencements géométriques qui ont vu naître l’art abstrait au début du XXe siècle.

Très exactement à Petrograd, le 19 décembre 1915, lors de l’exposition de 39 tableaux de Kasimir Malevitch, dont le célèbre Quadrangle, consistant en un Carré noir sur fond blanc.

Et soudain, pris à son propre piège, l’esprit de censure anti-graffiti et son hygiénisme visuel (par ailleurs indifférent à la pollution pubarde), fait œuvre à son insu, s’expose à ciel ouvert et nous offre un remake involontaire de l’histoire de la peinture moderne. Avis aux amateurs, il n’y a qu’à dériver au hasard des rues :


Apprécions donc à sa juste valeur cette ironie du sort dialectique qui fait de ces  effaceurs d’encre, les copistes d’un courant essentiel de notre patrimoine pictural, alliant cubisme et futurisme pour ne plus agencer sur la toile que des surfaces chromatiques.

Ainsi les tâcherons de l’anti-tache adviennent-ils enfin au stade suprèmatiste des arts plastiques.

Décapant, non ?

Même si, à chaque fois qu’ils en remettent une couche, ces peintres en bâtiments ne font que préparer l’aplat qu’un scribouilleur viendra vandaliser à plaisir, lui-même recouvert le lendemain d’un rectangle grisâtre servant à son tour de support à un tagueur qui… et ainsi de suite.

Mouvement perpétuel de l’interdit qui transgresse sa popre loi. Se dé-peint à mesure.

Post-scriptum : A ce même sujet, on rappellera que le groupe estudiantin post-surréaliste Alternative Orange qui a émergé en Pologne au début des années 80, avait déjà mis en relief les «arts involontaires» de la censure anti-graffiti du régime stalino-ubuesque en place. Par dérision, ils s’extasiaient sur l’intérêt pictural de ce tachisme décoratif qui donnaient quelque fantaisie à leur quotidien monochrome.


Rétifs aux mots d’ordre déjà bigots et rétrogrades de la majeure partie du syndicat Solidarité, ces jeunes activistes anrarcho-carnavalesques décidèrent de ne graffiter sur ces zones repeintes qu’une série d’innombrables petits lutins orange, sans autre commentaire. Et cela, entre autres provocations absurdistes, des années durant. Rendant hommage dans leurs tracts et fanzines, selon une dialectique paradoxale, aux nettoyeurs policiers comme autant de pionniers de l’art abstrait.


Mais ceci est une autre historie, méconnue, sur laquelle nous essayerons de revenir bientôt ici même.

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23 janvier 2016
[Images arrêtées & idées fixes
Perdre le temps qu’il faudra…]

… pour se rendre à l’évidence.

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1er janvier 2016
[Histoire de tourner la page…
l’An prochain en six images.]

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30 novembre 2015
[Du Bataclan au Kurdistan,
les victimes n’ont pas de frontière,
en dépit de l’État d’urgence
et son repli identitaire.]

Les jeunes Français ou Belges qui ont indifféremment visé tous ceux qui festoyaient non loin de la place de la République appartenaient à la même génération que la plupart de leurs cibles. Et rétrospectivement, le bilan parmi cette classe d’âge aurait pu s’alourdir si, aux abords du Stade de France, les trois bombes humaines avaient attendu la fin du match pour s’exploser au milieu des ados supporters issus des quartiers alentour. Glaçant constat qui ajoute à ce carnage une dimension plus fratricide encore… mais où trouver la force de gloser « à chaud » sur ce fossé socio-générationnel qui n’en finit pas de creuser des tombes ? Une semaine durant, par souci d’autodéfense psychique, j’ai tenté d’échapper au déluge verbal des experts & consultant patentés. Quant à la surenchère autoritaire qui s’est aussitôt déchaîné dans l’arène politique, elle m’a donné la nausée, mais sans trouver les mots pour y réagir, même en aparté sur mon scooter. Commotion générale oblige, j’ai subi comme tout le monde l’effet secondaire que cherche à produire ce genre de meurtre de masse, un effet de sidération, de dégoût, de désespoir et d’impuissance. J’ai été submergé par ces passions tristes, à l’exclusion d’une seule : l’esprit de vengeance mâtiné d’un ressentiment xénophobe.
Or, cette pulsion-là, je l’ai vite sentie en embuscade un peu partout, peste émotive faisant imperceptiblement son travail de sape, basse rumeur de fond colportée mezzo voce par les adeptes du plumitif anti-arabe Éric Zemmour, par les idolâtres d’une « race blanche » chère à Nadine Morano, par les dénonciateurs du péril « multiculturel » à l’instar de Nicolas Sarkozy, par les islamophobes décomplexés dans le sillage du beauf-seller Michel Houllebecq ou de l’ex-garde rouge Olivier Rollin. Jusque-là, rien de très innovant dans l’ignominie charognarde, tous pressés de valider leur hypothèse de départ : un « Choc des civilisations » entre le monde occidental et l’(im-)monde arabo-musulman. Choc frontal annoncé parce que secrètement désiré, ces prophètes de malheur ne cherchant jamais qu’à attiser le feu qu’ils prétendent éteindre. Mais là, soudain, j’ai le sentiment que cette réaction de repli (sur l’entre-soi tricolore) et de rejet (de l’altérité barbaresque), creusant la faille géopolitique d’un clivage implicite, a débordé bien au-delà de ses marécages mentaux habituels.

Pour s’en rendre compte, il suffit de prêter attention aux omissions tactiques qu’impliquent la posture martiale de nos dirigeants actuels et les relents unanimistes du ventre mou médiatique. En effet, sous prétexte de deuil national, ces derniers ont veillé à faire l’impasse, couper les liens, désolidariser « nos morts » du 13 novembre de deux populations pourtant en première ligne de mire : les migrants ayant survécu à leur périple mortifère, dont certains harcelés puis expulsés de la place de la République la veille du massacre, et les civils extra-européens qui, de Tunis à Beyrouth, en passant par Aden, Khan Bani Saad, Ankara ou Suruç ont récemment subi des attentats similaires. On m’objectera que l’actualité a toujours sa priorité du moment, une montée d’adrénaline ou de chagrin après l’autre. Pourtant, dans ce cas, il me semble qu’il s’agit bien d’une omerta mûrement réfléchie – autrement dit d’un devoir de silence – qui s’est imposé sur les ondes & les écrans, et au premier chef dans les hautes sphères du pouvoir « socialiste ». Comme s’il fallait pour mieux honorer la mémoire de « nos compatriotes » assassinés, ne pas y associer des corps étrangers : qu’ils soient rescapés des naufrages en Méditerranée ou civils de l’autre rive & de ses confins orientaux pris sous le feu de la razzia conquérante de Daech. Et faire preuve ainsi d’une compassion sélective, égoïstement consolatrice certes, mais surtout aveugle à ce qu’elle véhicule en sourdine : la trahison d’un usage concrètement universel de l’égalité et de fraternité.


Dans ce refus d’articuler ces causes communes, de les penser indissociablement ensemble, on ne m’empêchera pas d’y pressentir, en creux, la lepénisation rampante des consciences qui gagne chaque jour du terrain et s’intériorise dans les têtes, presque à notre insu. Entre état d’apathie intérieure et État d’exception permanente, le risque est grand de se résigner aux politiques du pire qui nous attendent. Chacun dans son rôle : les Daèchiens dans leur communiqué au triomphalisme rhétorique ; les Autorités françaises dans leur bellicisme cocardier tout aussi rhétorique. Je ne les renvoie pas dos à dos pour m’en laver les mains, ce serait d’un schématisme douteux. Si je parle de « politique du pire » au pluriel, c’est que malgré la confusion cérébrale ambiante (y compris la mienne), il me reste une ritournelle de base: ni avec les identitaires du Califat, ni avec ceux de la Francité de souche. Ni avec les néo-Salafistes d’Orient ni avec les post-fascistes d’Occident.
Si guerre il y a, elle a déjà deux fronts et je fais partie des otages désarmés qui sont désormais pris en étau, entre le marteau et l’enclume. Nul doute que nous serons bientôt sommés d’opter – faute d’une alternative critique massive occupant l’espace laissé vacant par la défunte gauche – pour un moindre mal néo-réactionnaire face à la montée du « péril migratoire ». Ça nous pend au nez, ce sempiternel chantage démocratique, à force de choisir le moins pire ; et il y a fort à parier qu’un national-populiste, bien-français-sang-pour-sang-pur-porc, finisse par être élu pour combattre la « cinquième colonne » des ensauvagés djihadistes qui nous mineraient de l’intérieur. Et il sera trop tard alors pour s’apercevoir et déplorer que ces frères ennemis de la purification ethnique ou confessionnelle, se réclamant de deux histoires impériales a priori antagoniques, ne font que se toiser, se déclarer la guerre et se singer en miroir.
Le simulacre d’Union Sacrée récemment proclamé par François Hollande – incluant Front National & consorts ultra-doitiers au point de surenchérir parfois sur leur programme sécuritaire – n’est qu’un pis-aller pathétique pour tenter de sauver les meubles électoralement, stratégie à courte vue et à coup sûr vaine. Un mirage incantatoire – couvrant les zones de non-droit d’une répression aveugle amalgamant zadistes ou djihadistes pour leur indistincte « radicalité » –, qui nous empêche de regarder en face le double tranchant de cette menace identitaire. À cet égard, revenons au silence assourdissant qui s’est fait depuis le charnier du 13 novembre sur le sort des migrants, eux qui ont pourtant fui les mâchoires du même piège dans leur propre pays d’origine, entre la main de fer de despotes corrompues et le sabre des mercenaires cupides du salafisme. Ce massacre en plein Paris aurait dû pourtant nous faire comprendre de l’intérieur ce qu’ont vécu ces multitudes contraintes à l’exil depuis la défaite provisoire – nous devons l’espérer – du Printemps arabe. Mais comment faire renaître cet espoir né en 2011 d’une insurrection qui, outrepassant les frontières, a propagé son souffle de Tunis à Téhéran en passant par Le Caire ou Istanbul – villes auxquelles il faudrait sans doute ajouter Barcelone ou Athènes pour faire le tour de ce désir d’émancipation méditerranéen ? Comment ne pas saisir aussi que l’hécatombe qu’a subi le peuple syrien est le fruit amer d’une contre-révolution menée par l’ubuesque despote Bachar-el-Assad et secondée par les miliciens fanatisés de Daech ? Tout cela devrait, plus que jamais, nous enjoindre à témoigner aux survivants en exode, parvenus sur le sol européen, respect, réconfort et hospitalité, mais aussi et surtout à les considérer comme des sujets politiques à part entière, c’est-à-dire à tenir compte de leurs points de vue, à s’inspirer de leur courage, à comprendre les nuances de leurs idéaux, et non l’inverse, selon notre arrogance coutumière d’ex-puissance coloniale & patrie universelle des Droits-de-l’Homme. Parmi eux, il y a tant de désobéissants, réfractaires et insoumis, qui ont payé si cher leur liberté de pensée, que nous devrions en tirer quelques leçons plutôt que de nous obstiner à leur en donner – à force d’interrogatoires humiliants et de relégations perpétuelles.


Dimanche 22 novembre – malgré l’état d’urgence interdisant tout rassemblement jusqu’à la fin de fin de la COP21 –, nous étions moins de mille à manifester, de Bastille à République, pour crier notre « solidarité avec les réfugiés » – précisons-le, sans faire aucune différence entre réfugiés climatiques, économiques, familiaux ou politiques puisque ces motifs sont d’évidence intimement liés. C’était notre façon, même très minoritaire, d’ouvrir une brèche dans le silence officiel, de tracer en parole une chaîne humaine qui irait du Bataclan au Kurdistan. À en juger par les 58 convocations et interrogatoires qui s’en sont suivis la semaine suivante dans divers commissariats parisiens, l’affirmation sur la voie publique de cette camaraderie internationaliste faisait de nous des « ennemis de l’intérieur ». Mais il est d’autres  boucs émissaires plus fragiles et plus exposés à cet État d’urgence liberticide –réponse d’une bêtise pavlovienne à la stratégie de la tension de Daech –, ce sont les migrants, qui ne sont plus « welcome » chez nous, comme l’a confirmé Manuel Valls, justifiant a posteriori la rengaine de l’extrême-droite qui réduit la cohorte «envahissante» des réfugiés au bouclier humain de quelques terroristes infiltrés.


Après avoir refermé la porte du droit d’Asile, et laissé re-construire des murs de la honte en Hongrie & ailleurs, voilà nos gouvernants qui, pour préserver l’Unité européenne, propose de subventionner la Turquie si elle accepte de juguler l’afflux migratoire. Et cela, sans s’inquiéter du double-jeu du président turc qui, depuis des mois prend pour cible les insurgés kurdes plutôt que les chiens de guerre de l’Etat Islamique avec lesquels il maintient un commerce clandestin. Pactiser avec ce « diable »-là, à l’heure qu’il est, c’est poignarder dans le dos tous ceux qui, sur le terrain, luttent pour préserver l’esprit du soulèvement de la place Taksim ou de la libération de  Kobané. Mais peu importe si le cynisme abjecte de sa Realpolitik prend en traître les valeurs dont la France se gargarise.
Pourtant, au lieu de pavoiser, nos gouvernants libéral-sécuritaires auraient dû méditer sur ce qui s’est passé à Saint-Denis, le 18 novembre, lors de l’assaut de l’immeuble délabré où s’étaient planqués trois terroristes en cavale. Une véritable scène de guerre, avec 5000 balles tirées par le RAID. Et une fois l’opération achevée : plusieurs voisins blessés par erreur et aussitôt menacés d’expulsion du territoire, ainsi que 70 locataires sans-papiers obligés de fuir ce taudis pour échouer dans un gymnase, sans aucune visite officielle ni promesse de relogement, bref de simples dégâts collatéraux. Et ce n’est pas tout, de ce champ de ruine, a soudain émergé une figure aussi risible qu’obscène, un certain Jawad B., homme de main des marchands de sommeil qui rackettaient ces locataires ultra-précarisés tout en offrant l’hospitalité à ses potes kamikazes.
Si nos gouvernants « socialistes » avaient encore un peu de sens éthique, ils auraient pu mettre l’accent sur cette ligne de fracture : d’un côté un petit caïd de l’exploitation de la main d’œuvre étrangère ; de l’autre ses otages immigrés, déjà bouc émissaire de la xénophobie ambiante et subissant ainsi la double peine de leur vulnérabilité sociale. En affichant une solidarité sans faille avec ces migrants-là, Valls et Cazeneuve n’auraient pas cédé à je ne sais quelle « sociologie de l’excuse », ils auraient montré leur courage politique et révélé la vraie nature de la duplicité Daèchienne : un gang de sectaires maffieux dont le nihilisme affairiste n’a aucun scrupule à exploiter n’importe quel damné de la terre.


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5 novembre 2015
[Images arrêtées & idées fixes
Sensuel dilemme binoculaire.]

L’alternative mise à nu par sa négation même

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30 octobre 2015
[Rêverie d’un chômeur solitaire
soumis aux aléas de l’Acronymat.]


Perdu dans un dédale éclairé aux néons, un couloir après l’autre, je frappais à chaque porte sans succès, pressé de répondre au Dernier Avertissement Comminatoire (DAC) du Service des Déclarations Frauduleuses (SDF) qui menaçait d’interrompre leur versement mensuel – en l’espèce ma seule ressource d’existence – et, pire encore, d’exiger le remboursement d’un Trop Perçu Abusif (TPA) par un « divorcé inactif en fin de droits », alias moi-même, si je ne fournissais pas sans délais les preuves tangibles que cette Inaptitude à s’Auto-Entreprendre (IAE) n’était point le fruit d’une Mauvaise Volonté Patente (MVP) ou d’un Complément de Revenu Illicite (CRI) dont j’aurais camouflé l’origine, avec le risque infamant d’être incriminé sous le motif d’un Cumul de Bénéfices Indus (CBI).
L’heure fatidique inscrite sur la convocation approchait et je savais que le moindre Manquement ou Retard Injustifiés (MRI) à ce rendez-vous de Bio-Vigilance Contractuelle (BVC) fixé par mon Agent de Contrôle Attitré (ACA) pourrait entraîner un Processus de Déchéance Citoyenne (PDC), autrement dit – c’était noté en caractères gras sur le formulaire – ma Mise à l’Epreuve Carcérale (MEC) qui, si elle n’était pas concluante sous tous rapports, serait suivie d’une Radiation des Actes d’État-Civil (RAEC), puis d’une cure médico-légale dans un Centre d’Empathie Palliative (CEP), phase antépénultième précédant l’ultime étape de Cryogénisation Non-Létale (CNL), me permettant, comme des millions de mes semblables placés sous Caisson de Réactivation Potentielle (CRP), d’attendre en toute sérénité le retour du Plein Emploi Stable (PES).


Cette nuit-là, entre moiteur anxiogène et sueurs froides, je me croyais promis à perdurer dans mon non-être en ces limbes réfrigérés, moi gisant sous ma bulle parmi tant d’autres congelés en sursis, et chacun d’entre nous suspendu à l’espoir d’en finir avec la torpeur artificielle de cette ère glaciaire. Bref, un jour ou l’autre, j’allais enfin me réveiller pour aller au boulot.
Et de fait, ce cauchemar touchait à sa fin, me laissait dans un état de malsaine confusion, ne sachant plus distinguer ce qui relevait là d’une très onirique promesse d’embauche reconduite depuis la nuit des temps ou d’une situation atrocement réelle : le bug informatique qui m’avait privé depuis un trimestre de mes allocations chômage.
À peine remis de mes émotions, mais incapable de quitter le lit, me voilà aussitôt rattrapé par les faux-semblants du demi-sommeil et de nouveau condamné à errer dans le même décor labyrinthique. Je pressentais que ce scénario d’épouvante allait se répéter, sans rien pouvoir faire pour en changer le cours. À ceci près que, cette fois, une des portes était ouverte au bout du couloir, ouvrant sur une quinzaine de guichets en enfilade, séparés par des cloisons à mi-hauteur, mais sans que personne n’y occupe son poste pour accueillir d’éventuels usagers. Puisque j’étais seul face à tant d’alvéoles inhabitées, ne me restait plus qu’à observer les vestiges de ce mobilier administratif comme on fait dans les musées dédiés à des civilisation disparues. Et quitte à me retrouver l’hasardeux touriste d’un service public visiblement désaffecté, je fixais toute mon attention sur les écriteaux surplombant chaque bureau, qui révélaient sans doute les titres génériques des œuvres d’art naïf, brut ou conceptuel ici exposés à ma perplexité. Le premier simili-cartel était ainsi libellé : Reste du Solde des Annuités. Le deuxième : Recensement des Situations d’Absence. Le suivant : Rédemption Supplétive Allégée. Le mitoyen d’après : Recalcul Selon Arriérés. Ou encore : Réduction des Symptômes d’Apathie. Mais aussi : Résilience Sécurisante des Assistés. Et ensuite : Record Significatif d’Avidité. Et toujours en rang d’oignons : Rectification Statistique d’Asymptote, Reconversion Selon Annexes, Refus Sauf Adoubement, Risques de Suppression Assurancielle, Rigueur Solidaire d’Aptitude, Rééducation des Sédentaires Ataviques, Recours aux Soins Abrégés, Rupture Semestrielle d’Assiduité, Rhésus Sanguin Atypique, Réponse à Sommes Aléatoires…

L’énumération obsédante m’avait mis la puce à l’oreille. Tout en avançant dans ma lecture, je cherchais à en décrypter le mystère, en vain. Et pourtant cette litanie énigmatique me semblait avoir un sens caché, sinon un point commun, du moins un motif initial, mais non cela m’échappait et prolongeait indéfiniment ce qu’on appelle la clef des songes. Si près du but, la sonnerie du téléphone venait d’interrompre ma somnolence et renvoyer cette devinette agaçante dans les ténèbres. La solution tant désirée finirait bel et bien par m’apparaître quelques jours après, alors que m’était revenu à l’esprit le dernier écriteau de la série, aperçu de trop loin mais dont le rébus semblait voué à ne se reconstituer que sur le tard : Relevé des Similitudes Acronymes.
Encore sous le coup de cette révélation grotesque – rien que ça : RSA – je ne me doutais pas que cette ritournelle abrégée n’allait plus désormais me quitter et servir de prétexte à ma graphomanie sauvage des semaines durant.

ROBOT POUR SURVEILLANCE ASSISTÉE

REPTILIENS SOUS ANESTHÉSIE

RAMASSIS DE SUBALTERNES ATTARDÉS

RECYCLAGE DE SOCIOPATHES ABUSIFS

RÉVÉLATION SOLIPSISTE D’AUTARCIE

REMÈDE SÉDATIF ADDICTIONNEL

REBUT DE SÉNILITÉ AVANCÉE

RELIQUAT POUR SURVIE EN APNÉE

RELANCE APRES SUSPICION AGGRAVÉE

RANÇON SOUMISE À ASSIMILATION

RACCROC AVEC SÉQUELLES ASSORTIES

RUINE SIMPLIFIÉE A L’AMIABLE

RECONSTITUTION D’UN SIMILI AUTRUI

RACHAT SEMI-AUTOBIOGRAPHIQUE

RÉCÉPISSÉ SOUS-ALIMENTAIRES

RAPTUS SILENCIEUX D’ANGOISSE

RETOUR AU SAINT ASSERVISSEMENT
[…]

Autant d’inscriptions murales qui m’ont valu une première garde-à-vue (Retoqué Sans Alibi), plusieurs amendes en cours (à Recouvrer Sinon Ablation) et, la semaine dernière, un placement à l’infirmerie psychiatrique de la Préfecture de Paris (en Rédemption Supplétive Assistée). Mais comme j’ai réussi à les convaincre que ce travers m’était passé, me voilà reparti comme au premier jour, prêt à démultiplier à l’infini notre Réalité Soustraite aux Abstractions.

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