30 novembre 2015
[Du Bataclan au Kurdistan,
les victimes n’ont pas de frontière,
en dépit de l’État d’urgence
et son repli identitaire.]

Les jeunes Français ou Belges qui ont indifféremment visé tous ceux qui festoyaient non loin de la place de la République appartenaient à la même génération que la plupart de leurs cibles. Et rétrospectivement, le bilan parmi cette classe d’âge aurait pu s’alourdir si, aux abords du Stade de France, les trois bombes humaines avaient attendu la fin du match pour s’exploser au milieu des ados supporters issus des quartiers alentour. Glaçant constat qui ajoute à ce carnage une dimension plus fratricide encore… mais où trouver la force de gloser « à chaud » sur ce fossé socio-générationnel qui n’en finit pas de creuser des tombes ? Une semaine durant, par souci d’autodéfense psychique, j’ai tenté d’échapper au déluge verbal des experts & consultant patentés. Quant à la surenchère autoritaire qui s’est aussitôt déchaîné dans l’arène politique, elle m’a donné la nausée, mais sans trouver les mots pour y réagir, même en aparté sur mon scooter. Commotion générale oblige, j’ai subi comme tout le monde l’effet secondaire que cherche à produire ce genre de meurtre de masse, un effet de sidération, de dégoût, de désespoir et d’impuissance. J’ai été submergé par ces passions tristes, à l’exclusion d’une seule : l’esprit de vengeance mâtiné d’un ressentiment xénophobe.
Or, cette pulsion-là, je l’ai vite sentie en embuscade un peu partout, peste émotive faisant imperceptiblement son travail de sape, basse rumeur de fond colportée mezzo voce par les adeptes du plumitif anti-arabe Éric Zemmour, par les idolâtres d’une « race blanche » chère à Nadine Morano, par les dénonciateurs du péril « multiculturel » à l’instar de Nicolas Sarkozy, par les islamophobes décomplexés dans le sillage du beauf-seller Michel Houllebecq ou de l’ex-garde rouge Olivier Rollin. Jusque-là, rien de très innovant dans l’ignominie charognarde, tous pressés de valider leur hypothèse de départ : un « Choc des civilisations » entre le monde occidental et l’(im-)monde arabo-musulman. Choc frontal annoncé parce que secrètement désiré, ces prophètes de malheur ne cherchant jamais qu’à attiser le feu qu’ils prétendent éteindre. Mais là, soudain, j’ai le sentiment que cette réaction de repli (sur l’entre-soi tricolore) et de rejet (de l’altérité barbaresque), creusant la faille géopolitique d’un clivage implicite, a débordé bien au-delà de ses marécages mentaux habituels.

Pour s’en rendre compte, il suffit de prêter attention aux omissions tactiques qu’impliquent la posture martiale de nos dirigeants actuels et les relents unanimistes du ventre mou médiatique. En effet, sous prétexte de deuil national, ces derniers ont veillé à faire l’impasse, couper les liens, désolidariser « nos morts » du 13 novembre de deux populations pourtant en première ligne de mire : les migrants ayant survécu à leur périple mortifère, dont certains harcelés puis expulsés de la place de la République la veille du massacre, et les civils extra-européens qui, de Tunis à Beyrouth, en passant par Aden, Khan Bani Saad, Ankara ou Suruç ont récemment subi des attentats similaires. On m’objectera que l’actualité a toujours sa priorité du moment, une montée d’adrénaline ou de chagrin après l’autre. Pourtant, dans ce cas, il me semble qu’il s’agit bien d’une omerta mûrement réfléchie – autrement dit d’un devoir de silence – qui s’est imposé sur les ondes & les écrans, et au premier chef dans les hautes sphères du pouvoir « socialiste ». Comme s’il fallait pour mieux honorer la mémoire de « nos compatriotes » assassinés, ne pas y associer des corps étrangers : qu’ils soient rescapés des naufrages en Méditerranée ou civils de l’autre rive & de ses confins orientaux pris sous le feu de la razzia conquérante de Daech. Et faire preuve ainsi d’une compassion sélective, égoïstement consolatrice certes, mais surtout aveugle à ce qu’elle véhicule en sourdine : la trahison d’un usage concrètement universel de l’égalité et de fraternité.


Dans ce refus d’articuler ces causes communes, de les penser indissociablement ensemble, on ne m’empêchera pas d’y pressentir, en creux, la lepénisation rampante des consciences qui gagne chaque jour du terrain et s’intériorise dans les têtes, presque à notre insu. Entre état d’apathie intérieure et État d’exception permanente, le risque est grand de se résigner aux politiques du pire qui nous attendent. Chacun dans son rôle : les Daèchiens dans leur communiqué au triomphalisme rhétorique ; les Autorités françaises dans leur bellicisme cocardier tout aussi rhétorique. Je ne les renvoie pas dos à dos pour m’en laver les mains, ce serait d’un schématisme douteux. Si je parle de « politique du pire » au pluriel, c’est que malgré la confusion cérébrale ambiante (y compris la mienne), il me reste une ritournelle de base: ni avec les identitaires du Califat, ni avec ceux de la Francité de souche. Ni avec les néo-Salafistes d’Orient ni avec les post-fascistes d’Occident.
Si guerre il y a, elle a déjà deux fronts et je fais partie des otages désarmés qui sont désormais pris en étau, entre le marteau et l’enclume. Nul doute que nous serons bientôt sommés d’opter – faute d’une alternative critique massive occupant l’espace laissé vacant par la défunte gauche – pour un moindre mal néo-réactionnaire face à la montée du « péril migratoire ». Ça nous pend au nez, ce sempiternel chantage démocratique, à force de choisir le moins pire ; et il y a fort à parier qu’un national-populiste, bien-français-sang-pour-sang-pur-porc, finisse par être élu pour combattre la « cinquième colonne » des ensauvagés djihadistes qui nous mineraient de l’intérieur. Et il sera trop tard alors pour s’apercevoir et déplorer que ces frères ennemis de la purification ethnique ou confessionnelle, se réclamant de deux histoires impériales a priori antagoniques, ne font que se toiser, se déclarer la guerre et se singer en miroir.
Le simulacre d’Union Sacrée récemment proclamé par François Hollande – incluant Front National & consorts ultra-doitiers au point de surenchérir parfois sur leur programme sécuritaire – n’est qu’un pis-aller pathétique pour tenter de sauver les meubles électoralement, stratégie à courte vue et à coup sûr vaine. Un mirage incantatoire – couvrant les zones de non-droit d’une répression aveugle amalgamant zadistes ou djihadistes pour leur indistincte « radicalité » –, qui nous empêche de regarder en face le double tranchant de cette menace identitaire. À cet égard, revenons au silence assourdissant qui s’est fait depuis le charnier du 13 novembre sur le sort des migrants, eux qui ont pourtant fui les mâchoires du même piège dans leur propre pays d’origine, entre la main de fer de despotes corrompues et le sabre des mercenaires cupides du salafisme. Ce massacre en plein Paris aurait dû pourtant nous faire comprendre de l’intérieur ce qu’ont vécu ces multitudes contraintes à l’exil depuis la défaite provisoire – nous devons l’espérer – du Printemps arabe. Mais comment faire renaître cet espoir né en 2011 d’une insurrection qui, outrepassant les frontières, a propagé son souffle de Tunis à Téhéran en passant par Le Caire ou Istanbul – villes auxquelles il faudrait sans doute ajouter Barcelone ou Athènes pour faire le tour de ce désir d’émancipation méditerranéen ? Comment ne pas saisir aussi que l’hécatombe qu’a subi le peuple syrien est le fruit amer d’une contre-révolution menée par l’ubuesque despote Bachar-el-Assad et secondée par les miliciens fanatisés de Daech ? Tout cela devrait, plus que jamais, nous enjoindre à témoigner aux survivants en exode, parvenus sur le sol européen, respect, réconfort et hospitalité, mais aussi et surtout à les considérer comme des sujets politiques à part entière, c’est-à-dire à tenir compte de leurs points de vue, à s’inspirer de leur courage, à comprendre les nuances de leurs idéaux, et non l’inverse, selon notre arrogance coutumière d’ex-puissance coloniale & patrie universelle des Droits-de-l’Homme. Parmi eux, il y a tant de désobéissants, réfractaires et insoumis, qui ont payé si cher leur liberté de pensée, que nous devrions en tirer quelques leçons plutôt que de nous obstiner à leur en donner – à force d’interrogatoires humiliants et de relégations perpétuelles.


Dimanche 22 novembre – malgré l’état d’urgence interdisant tout rassemblement jusqu’à la fin de fin de la COP21 –, nous étions moins de mille à manifester, de Bastille à République, pour crier notre « solidarité avec les réfugiés » – précisons-le, sans faire aucune différence entre réfugiés climatiques, économiques, familiaux ou politiques puisque ces motifs sont d’évidence intimement liés. C’était notre façon, même très minoritaire, d’ouvrir une brèche dans le silence officiel, de tracer en parole une chaîne humaine qui irait du Bataclan au Kurdistan. À en juger par les 58 convocations et interrogatoires qui s’en sont suivis la semaine suivante dans divers commissariats parisiens, l’affirmation sur la voie publique de cette camaraderie internationaliste faisait de nous des « ennemis de l’intérieur ». Mais il est d’autres  boucs émissaires plus fragiles et plus exposés à cet État d’urgence liberticide –réponse d’une bêtise pavlovienne à la stratégie de la tension de Daech –, ce sont les migrants, qui ne sont plus « welcome » chez nous, comme l’a confirmé Manuel Valls, justifiant a posteriori la rengaine de l’extrême-droite qui réduit la cohorte «envahissante» des réfugiés au bouclier humain de quelques terroristes infiltrés.


Après avoir refermé la porte du droit d’Asile, et laissé re-construire des murs de la honte en Hongrie & ailleurs, voilà nos gouvernants qui, pour préserver l’Unité européenne, propose de subventionner la Turquie si elle accepte de juguler l’afflux migratoire. Et cela, sans s’inquiéter du double-jeu du président turc qui, depuis des mois prend pour cible les insurgés kurdes plutôt que les chiens de guerre de l’Etat Islamique avec lesquels il maintient un commerce clandestin. Pactiser avec ce « diable »-là, à l’heure qu’il est, c’est poignarder dans le dos tous ceux qui, sur le terrain, luttent pour préserver l’esprit du soulèvement de la place Taksim ou de la libération de  Kobané. Mais peu importe si le cynisme abjecte de sa Realpolitik prend en traître les valeurs dont la France se gargarise.
Pourtant, au lieu de pavoiser, nos gouvernants libéral-sécuritaires auraient dû méditer sur ce qui s’est passé à Saint-Denis, le 18 novembre, lors de l’assaut de l’immeuble délabré où s’étaient planqués trois terroristes en cavale. Une véritable scène de guerre, avec 5000 balles tirées par le RAID. Et une fois l’opération achevée : plusieurs voisins blessés par erreur et aussitôt menacés d’expulsion du territoire, ainsi que 70 locataires sans-papiers obligés de fuir ce taudis pour échouer dans un gymnase, sans aucune visite officielle ni promesse de relogement, bref de simples dégâts collatéraux. Et ce n’est pas tout, de ce champ de ruine, a soudain émergé une figure aussi risible qu’obscène, un certain Jawad B., homme de main des marchands de sommeil qui rackettaient ces locataires ultra-précarisés tout en offrant l’hospitalité à ses potes kamikazes.
Si nos gouvernants « socialistes » avaient encore un peu de sens éthique, ils auraient pu mettre l’accent sur cette ligne de fracture : d’un côté un petit caïd de l’exploitation de la main d’œuvre étrangère ; de l’autre ses otages immigrés, déjà bouc émissaire de la xénophobie ambiante et subissant ainsi la double peine de leur vulnérabilité sociale. En affichant une solidarité sans faille avec ces migrants-là, Valls et Cazeneuve n’auraient pas cédé à je ne sais quelle « sociologie de l’excuse », ils auraient montré leur courage politique et révélé la vraie nature de la duplicité Daèchienne : un gang de sectaires maffieux dont le nihilisme affairiste n’a aucun scrupule à exploiter n’importe quel damné de la terre.


Pour faire circuler ce texte, le lien est ici même