27 mars 2013
[Photo-fiasco & co,
troisième série —
Non-événements &
déclics à retardement.]

On aimerait parfois stopper net le cinéma du réel pour photographier tel détail, portraiturer tel personnage, capturer sur écran telle situation, et figer leur incongruité magnétique. Faute de mieux, on se contente d’un petit déclic oculaire qui cadre, fait le point et zoome à la dérobée. Mais comme le quotidien a d’autres priorités, ces arrêts sur image se perdent en cours de route. À peine un laps de persistance rétinienne, et l’on n’y pense déjà plus, idées fixes effacées d’elles-mêmes. Mirages entraperçus sur le vif, aussitôt tombés dans l’oubli. Tant pis, bord cadre, hors champ, nul et non advenu.
Sauf que certaines visions sont plus tenaces et finissent par refaire surface. Instantanés qu’on regrette de n’avoir pas su saisir au vol, faute d’avoir eu le bon réflexe et l’appareil à portée de main, même si l’idée ne vous en est venue que la minute suivante, le lendemain ou plusieurs années après.
Et soudain, l’occasion manquée de ce cliché-là se met à vous manquer vraiment. Photo-fiasco dont on voudrait pourtant garder trace, en creux, sur le tard, par défaut. Avec des mots postiches à la place des pixels. Des loopings verbaux pour remonter la boucle de ce qui s’est loupé: quelques non-événements en latence.
Alors pour témoigner de ce ratage initial, il suffit de se glisser dans l’ancienne ligne de mire. De rendre hommage à cet état de grâce perdu de vue. D’écrire des semblants d’ex-voto en lieu et place d’ex-photos.

• Le dos tourné d’un noctambule entre deux âges ondulant du bassin au plus près d’une palissade, lui qui se retourne une fois pissé tout son saoul, moi qui le vois me prendre en flagrant délit de voyeurisme.

• La toile d’araignée, fragilement tissée durant la nuit, qui fait le grand écart entre les deux rétroviseurs de mon scooter, mais dont l’arborescence ténue ne cesse de trembler, à flou tendu, sous la brise du petit matin.

• Une piscine à boules multicolores, parmi d’autres stands d’une fête foraine, où ma fille vient de plonger la tête la première jusqu’à disparaître entièrement, il y a deux secondes puis dix quinze vingt trente, en indistincte apnée, avant qu’une main ressurgisse à une extrémité du bac géant, la sienne, puis ses genoux ailleurs, ou peut-être le haut de sa tête blonde ici, non plutôt vers ce coin-là, inutile de me braquer, nulle part et partout à la fois.

• Une chinoise traînant d’une main un caddy, de l’autre un énorme sac plastique Tati, avec pour couronner le tout un imposant cadre de bois peint en bandoulière qui découpe sa frêle silhouette de biais et gêne sa fuite sur le pont surplombant la périphérique, porte de Bagnolet, tandis qu’une patrouille de police longe le trottoir jonché des fringues éparses abandonnées par d’autres revendeurs à la sauvette.

• Un panneau publicitaire ayant perdu ses couleurs depuis l’été dernier, à tel point que le logo n’est plus déchiffrable ni la nature du produit mis en relief, le tout presque aboli selon plusieurs nuances de gris, et faute d’un réglage adéquat, ça vire au même carré blanc sur fond blanc.

• Trois silhouettes qui courent sur des tapis roulants, à travers la vitrine embuée d’un club de Fitness, chacune nimbée d’un halo phosphorescent qui, à l’œil nu, fait l’effet d’une auréole enluminée de feuilles d’or, mais dont le contour improbable perd son aura dès que figée sur le vif, démystifiée sur l’écran.

• L’échafaudage ceinturant la statue de Marianne, place de la République, et ne laissant à découvert que sa monumentale poitrine où deux hommes casqués manœuvrent, de si loin que le tableau d’ensemble ne se peut zoomer à petite échelle ou recadrer dans toute sa largeur, ni la sainte aux gros seins ni ses protecteurs lilliputiens.

• Les lettrages majuscules, à travers la vitre du train, annonçant une imminente arrivée en gare SAINT-HAZARD, et non LAZARE, suite au bombage presque parfait d’un arpenteur nocturne de voie ferrée, lapsus typographique vite remis au norme, comme j’ai pu le vérifier sur place dès le lendemain.

[Pour feuilleter ou télécharger
le recueil provisoire de cette
nouvelle série, cliquez
ici même.]

[Pour aller voir NON FACT
le dégradé visuel
qui va de pair,

c’est.]

Pour faire circuler ce texte, le lien est ici même