8 mars 2013
[Photo-fiasco & co,

deuxième série

Déclics à retardement :

Flou tendu & fond perdu.]

On aimerait parfois stopper net le cinéma du réel pour photographier tel détail, portraiturer tel personnage, capturer sur écran telle situation, et figer leur incongruité magnétique. Faute de mieux, on se contente d’un petit déclic oculaire qui cadre, fait le point et zoome à la dérobée. Mais comme le quotidien a d’autres priorités, ces arrêts sur image se perdent en cours de route. À peine un laps de persistance rétinienne, et l’on n’y pense déjà plus, idées fixes effacées d’elles-mêmes. Mirages entraperçus sur le vif, aussitôt tombés dans l’oubli. Tant pis, bord cadre, hors champ, nul et non advenu.
Sauf que certaines visions sont plus tenaces et finissent par refaire surface. Instantanés qu’on regrette de n’avoir pas su saisir au vol, faute d’avoir eu le bon réflexe et l’appareil à portée de main, même si l’idée ne vous en est venue que la minute suivante, le lendemain ou plusieurs années après.
Et soudain, l’occasion manquée de ce cliché-là se met à vous manquer vraiment. Photo-fiasco dont on voudrait pourtant garder trace, en creux, sur le tard, par défaut. Avec des mots postiches à la place des pixels. Des loopings verbaux pour remonter la boucle de ce qui s’est loupé : quelques non-événements en latence.
Alors pour témoigner de ce ratage initial, il suffit de se glisser dans l’ancienne ligne de mire. De rendre hommage à cet état de grâce perdu de vue. D’écrire des semblants d’ex-voto en lieu et place d’ex-photos.

• Deux polochons accrochés dans l’entrelacs des hauts branchages d’un arbre effleurant le dernier étage d’un immeuble en chantier dont la grue voisine semble prête à décrocher la lune ou le soleil, jusqu’à total éblouissement.

• L’écran de contrôle douanier, où avant embarquement pour Alger, mon sac de voyage, posé sur le tapis roulant puis passé sous X, a quelque chose d’une boîte presque crânienne, tandis qu’on me palpe de la tête au pied au sortir du portique de sécurité.

• Le fameux écriteau : UN TRAIN PEUT EN CACHER UN AUTRE, avec en arrière-plan, selon un hasard objectif qui m’empêche de réagir à temps, deux michelines et leurs wagons de marchandises se croisant justement en sens inverse.

• Un Tee-shirt à l’effigie de Che Guevara entraperçu en vitrine d’un magasin, au détour d’une virée nocturne, avec son étiquette 70 % de réduction égayant le guérillero d’une boucle d’oreille postiche, mais remplacé dès le lendemain matin, à ma vive déception, par un pull en cachemire de la collection suivante, automne-hiver.

• L’arc de cercle des téléobjectifs, tous braqués sur la tombe encore béante de feu l’écrivain-prostituée Grisélidis Réal, tandis que les quatre employés des pompes funèbres genevoises font coulisser le cercueil malgré la bousculade des paparazzis alentour, cherchant à immortaliser un photogramme de ce trou noir, et moi tardant à trouver le trop grand angle qui pourrait rendre compte de leur vacuité chorégraphique.

• L’horloge surplombant la rue du Faubourg Saint-Antoine, pourvue d’une seule aiguille bloquée à la verticale, soit minuit soit midi, alors qu’une pluie battante m’oblige à chercher abri ailleurs.

• Une première poussette surchargée de câbles, antennes télé et tuyaux de poêle qu’une maman au teint mate pousse en compagnie de deux fillettes endimanchées de couleurs criardes, non loin du portail d’entrée d’un ferrailleur, où d’autres chineuses roumaines, attendent de troquer contre argent comptant les pièces détachées de leurs landaux.

Faute d’avoir jamais eu l’occasion de voir, autrement qu’en pensées ci-dessus transcrites, ces bribes d’images en réalité, autant se lancer dans une sorte d’expérience inverse.
En l’occurrence, il s’agirait d’entrer dans  le détail d’une photographie, par-delà  sa surface visuelle, aux abords de l’infiniment petit, en ses matières infratomiques, juste en repartant du presque zéro, moins que rien à la loupe, oui, zoom arrière jusqu’à la poignée de pixels élémentaires d’un cliché, pour voir ce qu’on a manqué de plus près, atteindre l’effet d’optique ultime, le néant supposé du «non-événement»
et son drôle de copyright mondialisé : NON FACT.


Pour aller lire la première série du Photo-fiasco, c’est ici.

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