22 novembre 2011
[Photo-fiasco & co —
Déclics à retardement :
flou tendu & fond perdu.]
On aimerait parfois stopper net le film des événements pour photographier tel détail, portraiturer tel personnage, capturer sur écran telle situation, et figer leur incongruité magnétique. Faute de mieux, on se contente d’un petit déclic oculaire qui cadre, fait le point et zoome à la dérobée. Mais comme le temps réel a d’autres priorités, ces arrêts sur image se perdent en cours de route. À peine un laps de persistance rétinienne, et l’on n’y pense déjà plus. Mirages entraperçus sur le vif, aussitôt tombés dans l’oubli.
Sauf que certaines visions sont plus tenaces et finissent par refaire surface. Instantanés hors sol qu’on regrette de n’avoir pas su saisir au vol, faute d’avoir eu le bon réflexe et l’appareil à portée de main, même si l’idée ne vous en est venue que la minute suivante, le lendemain ou plusieurs années après.
Et soudain, l’occasion manquée de ce cliché-là se met à vous manquer vraiment. Photo fiasco, dont on voudrait pourtant garder trace, en creux, sur le tard, par défaut.
Premières tentatives de flash-back ci-dessous.
Un piéton d’origine africaine croisé sur un trottoir de Montreuil, dont le très ample tee-shirt arbore à hauteur pectorale une injonction en lettres blanches sur fond noir : EXPULSEZ-MOI, et, maintenant qu’il poursuit son chemin diamétralement opposé au mien, dos à dos, c’est trop tard, entre lui à moi, plus rien à voir.
Une bande de gamins en train de grimacer face au miroir déformant d’une expo d’art contemporain, sous le regard sévère de la gardienne chargée de faire respecter l’interdiction de flasher l’œuvre interactive, où ces gueules de sauvageons en cire fondue se reflètent insaisissablement.
Un aveugle tenu en laisse par son chien, à mi-chemin d’un passage clouté, boulevard Sébastopol, dont l’impossible regard, derrière ses lunettes noires, me tient en respect.
Le nuage menaçant d’un vol d’étourneaux dans le ciel crépusculaire, au-dessus de la gare Termini, à Rome, nuée noire qui change si souvent de forme qu’on peine à suivre les ensembles flous de sa géométrie provisoire, sauf à fixer une tache aveugle au bord de son évanouissement.
Une fontaine publique d’un vert défraîchi, dans une station de métro à ciel ouvert, Bastille ou Austerlitz, qui arbore un écriteau dont l’émail s’est écaillé, mais où se devine cet avertissement : EAU NON POTABLE, à travers les vitres sales et comme dépolies par l’accélération de la rame en partance.
Une colonie de chauve-souris tapie aux confins ténébreux de la grotte artificielle d’un zoo, dont même en imagination j’ai du mal à percevoir l’omniprésence, à moins que si, en surplomb ici là partout, raison de plus pour rebrousser chemin à l’air libre.
Un chauffeur-livreur surgissant de son camion frigorifique avec la demi-carcasse d’un bœuf sur l’épaule, tandis qu’un cycliste, obnubilé par le tas de chair et d’os en mouvement, perd l’équilibre pour m’éviter in extremis et fonce tête la première dans le monceau de viande froide.
Une Harley-Davidson qui, de très loin, sur la bande d’arrêt d’urgence, paraît en panne, mais non, alors qu’elle me passe sous le nez, puis s’amenuise dans le rétroviseur, la scène prend une autre signification : sur l’engin garé en catastrophe, le motard, jambes repliées de part et d’autre du guidon, corps avachi contre la selle à forte inclinaison, a suspendu le cours de son voyage en une sieste improvisée.
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