8 janvier 2014
[En roulant en écrivant

l’aide-mémoire du coursier.]


Il y a quelques semaines, non loin de la Porte Saint-Denis, allant pour renfourcher mon scooter, après une halte au tabac du coin, j’avise l’engin garé à mes côtés : un vespa au grand pare-brise blanc couvert d’inscriptions minuscules.


Aucun doute, il ne s’agit pas de la fantaisie typographique d’une déco d’origine, ni de quelques graffitis salaces ajoutés à la sauvette, mais d’une liste minutieuse, obsessionnelle, systématique, proliférant partout, comblant le moindre espace libre sur cette demi-bulle en fibre de verre. Une machinerie d’art brut ? Les branches d’un arbre généalogique ? Une cosmogonie manuscrite de stars déchues ?

Pas le temps de m’interroger de plus près. Le propriétaire du véhicule est de retour. Casque à visière relevée sur la tête, et enveloppe de papier kraft à la main. Il me voit intrigué. La conversation s’amorce. Lui, coursier depuis plus de vingt ans, Paris intra muros et banlieues limitrophes. Alors, ces gribouillis ? Juste ses mots d’auteur, une façon de customiser sa monture. Il a noté au fur et à mesure les noms des rues qui lui plaisaient. Pas les patronymes de saints, militaires, présidents, ministres, écrivains et autres sommités hexagonales qui encombrent le pavé parisien, mais plutôt des noms communs, du commun des mortels trépassés depuis belle lurette, leurs appellations devenues énigmatiques, leurs corps de métiers abolis, leurs paysages rayés de la carte, leurs tournures fabulatoires, et toutes les scories verbales qui vont avec, tombées d’un ciel obscurci par les ans, bref ces lieux-dits mais si bizarrement dits qu’on n’en finit pas de se demander d’où ça leur vient un tel sobriquet d’emprunt : passage du cheval blanc, rue de l’épée de bois, rue de la grosse bouteille, rue vide-bourse, rue du chat qui pèche, rue du pont aux choux, rue des cinq diamants, rue de la poule rouge…

J’en reste interdit sur place, bêtement admiratif face à ce pense-bête urbain. Nul besoin de GPS pour qui sait aussi voyager dans le temps. Je lui demande au débotté la permission de prendre quelques photos. Quatre ou cinq clichés, histoire de faire le tour du chef-d’œuvre à claire-voie. Une stèle ambulatoire, qui l’air de rien, me rappelle que je suis né il y a cinquante ans à deux pas des rues de la petite et grande truanderie. En espérant qu’il ne vienne pas aux édiles municipaux l’idée de les débaptiser au profit d’une célébrité provisoire ou d’un fameux notable pour service rendu à la Nation.

post-scriptum :
Sans tomber dans une nostalgie mal placée, on ajoutera ici quelques cas de figure faisant la part belle aux rues arborant, de longue date ou par accident, des noms a priori im-propres.

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