1er mai 2015
[Après le meurtre policier de Freddie Gray à Baltimore –
l’iconographie sélective des médias français en technicolor.]

Après le passage à tabac de Freddie Gray dans une fourgonnette de police, jusqu’à sa mort dite «accidentelle», le 12 avril dernier, les obsèques ont donné lieu à une violente émeute, suivie de nombreuses manifestations, sur place et dans diverses villes des Etats-Unis. Un bon marronnier pour les médias français : Obama au prise avec la «fracture raciale».  Du Figaro au Monde en passant par 20 minutes ou l’Obs, l’expression fait fureur dans les titrailles de couverture : «fracture raciale». Avec sa variante mimétique en une de Libération :

On aurait pu imaginer un focus sur le racisme anti-noir de la police états-unienne, ce serait prendre parti. Non, il s’agit d’un différend «racial» en général. On aurait pu imaginer un angle plus subtil sur la fracture entre la haute bourgeoisie noire (incarnée par l’actuel président) et les oubliés des ghettos, mais ce serait alors insinuer une fracture sociopolitique, et ça c’est trop complexe et clivant, le «racial» c’est flou, mais ça fédère l’imaginaire du lecteur franco-français.  D’ailleurs pour le choix des photos, c’est pareil. Une révolte raciale, c’est des jeunes blacks encagoulés qui détruisent tout sur leur passage (en l’occurrence une voiture de police qui stationnait dans les parage et qui a servi de très naturel exutoire à la fureur collective). Mais vu de loin, sans autre légende explicative, c’est fait pour ressembler à un affrontement entre des gangs de drug dealers avec des flics qui font ce qu’il peuvent pour ramener le calme. En page intérieur de Libé, ça donne ce très chic & choc tableau vivant en scope (avec un spectaculaire tatoué à la Mapplethorpe qui structure l’ensemble comme une icône gay hors sol).

Trêve de myopie sélective, il suffira d’une minute à n’importe quel internaute pour découvrir l’envers du décor : des manifestations massives de jeunes é plus vieux de toutes couleurs & origines, avec des pancartes aux mots d’ordre anti-flics & anti-racistes, associés à une critique de la ségrégation sociale. Rien d’étonnant à cela puisque cette ancienne ville industrielle a été à la pointe de la lutte pour les Droits civiques, de la contestation étudiante puis du mouvement des Blacks Panthers surant les sixties & seventies. Pour preuve, ce lot d’images empruntées, entre autres, au facebook de OccupyBaltimore.

Ce qu’il Fallait à tout prix ne pas nous montrer. Zoom avant sur un corps social en ébullition :

Quant au mode de représentation de l’émeute, on nous montre rarement ce que peut devenir une attaque massive et ciblée contre les forces surarmées de la répression quotidienne.

Sur cette vidéo, on échappe pour une fois à la subjectivité policière des caméras de surveillance :
https://www.youtube.com/watch?v=8oERciGvVbE#t=22

Autre vidéo, proprement hallucinante, celle montrant un très glamour envoyé spécial de CNN (on dirait le patron de radio-France ou notre ministre de l’économie) au milieu des affrontements en cours.

Dans la dernière minute, le gentleman-reporter prend à témoin quelques manifestants pour leur reprocher d’avoir cramé le seul drugstore des environs…

La réponse d’une habitante au cheveux gris est si  argumentée et cinglante… que le clown médiatique rend aussitôt l’antenne!

A ne pas manquer, c’est là :
https://www.youtube.com/watch?v=cungbgYd3iE

En guise d’épilogue, rappelons qu’au cours du seul dernier mois, la violence policière en ïle-de-France a provoqué la mort de deux personnes sans défense : Amadou Koume dans le commissariat de la rue Louis Blanc (Paris X) et Pierre Cayet (un Guadeloupéen de 54 ans) dans un commissariat de Seine-Saint-Denis. Sans parler des multiples mutilations au flash-ball à Montreuil, Nantes et ailleurs. Il n’est pas surprenant qu’aucun journaliste (assermenté par les médias officiels) n’ait pensé à faire le lien avec les soi-diant «bavures» de Ferguson ou Baltimore.

Post-scritpum (from Baltimore) :
Curtis Price, le travailleur social qui avait fondé au début des années 90 le journal Street Voice (entièrement écrit par des sans-abris) nous donne – via l’ami Charles Reeve – ses premières impressions du jour, face à l’État de siège qui a été décrété sur place :
«The situation remains quite fluid. In the “good” neighborhoods, life pretty much is going on as before. In the rest of the city, there’s been an effective militarization of the streets. The National Guard and police have a heavy presence. Last night, on my job, which borders one of the riot areas, I saw over 100 police cars silently stream up the street, sirens flashing, followed by rows of National Guard trucks. This stepped up military presence of course is intended to send a message.
This weekend I think will determine how far events go. Several rallies are scheduled in support of the rioters. There’s still a lot of palpable  anger in the poor areas, an anger that will continue to simmer, especially if a whitewash of the police actions in Freddie Gray’s death is issued, which looks likely. Already, the Mayor and police department are attempting to downplay the results of the investigation and may even try to hold off releasing the information. New information is regularly coming out, such as news of a highly unusual and unplanned stop made by the police van carrying Gray on its way to the station. Small groups of protestors have tried to defy the curfew and this weekend, the numbers might grow. Another wildcard is if the nation wide demonstrations in solidarity expand. Contrary to what the authorities are trying to say, that the worst is behind, I think there’s a strong possibility of new eruptions.
It’s impossible to summarize anything now. However, I don’t think the standard left response about poverty, unemployment, the need for jobs, captures the full dynamics of what’s going on. In some ways, the unrest reminds me of what happens in the French suburbs. The young people in the streets Monday night are still unheard; most of the “spokespeople” for the demonstrators are Black college students who don’t always have the raw contact with the street. In contrast to Ferguson, where you had a rebellion against a white-dominated political establishment, in Baltimore, there’s been an entrenched and self-serving Black political leadership ruling the city for decades. In some ways, it can be said the riots have been the first significant rebellion against this type of leadership and it’s been a welcome sign that many protesters see through the  hollowness of this establishment

Ce n’est évidemment pas le point de vue défendu par David Simon – l’ex-journaliste du Baltimore Sun & scénariste de The Wire –, qui tente, lui, de séparer le bon grain de l’ivraie parmi les manifestants : «Now — in this moment — the anger and the selfishness and the brutality of those claiming the right to violence in Freddie Gray’s name needs to cease.  There was real power and potential in the peaceful protests that spoke in Mr. Gray’s name initially, and there was real unity at his homegoing today. But this, now, in the streets, is an affront to that man’s memory and a dimunition of the absolute moral lesson that underlies his unnecessary death.» En se gardant bien de critiquer la mise sous tutelle militaire de  quartiers entiers (comme il avait été fait à la Nouvelle-Orléans après le passage de l’ouragan ouragan
Katrina).

[En amont de cette actualité, on pourra se reporter à l’article que nous avions consacré sur ce pense-bête à «The Wire et Street Voice, deux regards sur l’envers du décor de l’American Dream à Baltimore».

Pour faire circuler ce texte, le lien est ici même