6 juin 1992
[Journal de bord — Extraits.]

Il y a dix jours de ça, Pascaline qui laisse cette phrase en vol sur le répondeur : « Pas la peine de venir cet après-midi, Sandro est décédé, hier, à Poitiers. »
L’injustice monstre. Pauvre petite adorable esseulée Pascaline : mère poivrote un bon quart putain, demi-frère mort d’overdose, elle-même post-junkie, et une tumeur cancéreuse crispée aux intestins, un accident, il y a deux semaines qui l’a manquée d’un cheveu tellement la tôle a paumé, et son gosse d’un an à peine, presque à sa place, mort dans la prémonition qu’elle avait alors eu de sa propre mort. Sandro, à trois cents kilomètres d’elle, avec son papa tête en l’air, camelot de foire à moitié rêveur à moitié sans imagination, sur le parking où il montait son stand.
Pascaline plus qu’en pleurs, les yeux crevés de larmes, hagarde qui se laisse piéger au café de son beau-frère, repère de la zone des halles. Pascale qui m’écoute mais qui a déjà un pied dans la tombe de son adolescence : héroïne, suicide à petit feu, beuveries sans issue, nuits à arpenter l’asphalte juste pour se prendre le hasard des mauvaises rencontres dans la gueule. Passé tout un dimanche avec elle. Quand il n’y a rien à dire, qu’à soutenir un pont qui lentement s’affaisse, qu’à empêcher le fleuve de revenir à la mer, rien à dire, sinon un contre-courant de mots vains pour passer le temps sans que ça se voie, le temps avant l’enterrement du mercredi qui s’annonce comme un terrible ultimatum. Matinée du mercredi avec elle, en route pour Romainville où elle veut apporter en « main propre » l’acte de décès à G., son employeur municipal et directeur du service jeunesse. Elle est totalement stone. J’essaye pour la énième fois de la convaincre d’aller à l’enterrement pour réaliser la disparition de Sandro. Elle s’arc-boute dans le non. Non. NON.
J’esquive : si tu veux un psychiatre pour les antidépresseurs et ma piaule pour changer d’air. Tout cet amour qui lui revient en boomerang la tétanise. Elle rejette en bloc la tendresse que ses proches lui offrent comme si de ce refus buté dépendait la survie ne serait-ce que mentale de Sacha. Elle ne veut pas d’une aide qui suppose, induit, justifie la mort de son fils. Elle ne veut rien. Il faudra lui donner de force. Petit à petit, une incroyable osmose commence : j’arrive par je ne sais quel détour de ma propre fatigue nerveuse à la faire sourire, puis éclater de rire, en marge de son chagrin. Elle s’évade une seconde, par ci, par là. Rien n’est plus beau que cette souffrance qui s’échappe à elle-même, qui se fait la nique très provisoirement. Puisqu’elle ne veut pas de notre inquiétude, je lui propose une manifestation de deux cents personnes au bas de ses fenêtres avec une banderole : « On est tous inquiets ». Elle pouffe et, d’un coup d’œil tendre : « Yves, tu en serais bien capable… » Ça retombe : « Je sais plus où j’en suis… » Je lui tends un plan de métro en lui assurant que depuis la semaine dernière, la ligne a été rallongée jusqu’à Romainville. La voilà qui glousse de plus belle, et ainsi de suite. Deux heures d’oublis passagers où les nerfs se donnent un coup de main pour abolir l’affreux ultimatum. Je ne sais donner que ça, un peu d’humour à chaud et froid. Un petit don qui rend fier, non pas de soi, mais de la nature humaine, pourrie d’injustice et toujours capable de la déjouer.

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