5 janvier 2015
[À propos de Tania Bruguera
de l’œuvre performative…
à la prise de parole collective.]

En avril 2009, l’artiste d’origine cubaine Tania Bruguera, invitée à la Dixième Biennale d’art contemporain de La Havane, avait mis en place un happening iconoclaste, intitulé « Tatlin’s Wisper #6 » (en hommage au constructiviste soviétique Vladimir Tatline, concepteur d’un utopique Monument à la Troisième Internationale, jamais réalisé). Dans le patio central du Wifredo Lam Center, elle avait reproduit la scénographie standard d’une conférence de presse : deux micros sur un pupitre, une estrade, un rideau de fond orange, un haut-parleur à l’intérieur, un autre à l’extérieur du bâtiment. Quant au modus operandi, il était brièvement explicité en début de performance : chacun aurait droit de s’exprimer durant une minute maximum.

Autre élément scénographique d’importance (à la fois intimidant et satirique) : dès qu’une personne monterait sur le podium, un duo de militaires (des deux sexes) en tenu kaki lui emboîterait le pas avant de déposer sur l’épaule du candidat au free-speech une colombe (symbolique mais bien vivante), celle qui figurait déjà sur les photos du fameux discours de Fidel Castro annonçant le triomphe de la Révolution cubaine, le 9 janvier 1959.

Ultime détail d’importance : 200 appareils photos jetables (avec flash automatique) avaient été offerts aux visiteurs.

Sur la captation aujourd’hui disponible en ligne, ici ou , on perçoit d’abord l’incrédulité générale que le dispositif de Tania Bruguera provoque, un défi à la censure mais dont l’artiste ne désire pas s’approprier le leadership. Le monopole de la parole étant déchu, restent de longs temps morts avant chaque intervention. Et face à cette brèche ouverte, on voit en direct la peur changer de camp.
Ils seront une quarantaine à oser briser la loi du silence, à leurs risques et périls. Rien de très spectaculaire en fait : des phrases courtes, des pleurs inarticulés, des désirs fugaces, de très fragiles actes de langage. Et ça fout la chair de poule.

L’été dernier, après avoir découvert cette vidéo au Guggenheim de New-York, je suis tombé par hasard, à la sortie du musée, sur Tania Bruguera elle-même, qui faisait signer une lettre ouvert au nouveau Pape pour qu’il accorde la citoyenneté vaticane à l’ensemble des migrants refoulés d’une frontière l’autre. En cours de discussion, elle m’a raconté son parcours : fille d’un diplomate castriste tombé en disgrâce politique, ayant poursuivi ses études à Chicago et profitant désormais d’une certaine renommée pour continuer à animer, de l’extérieur & de l’intérieur, une critique « de gauche » de la dictature cubaine.

Quant à sa fameuse performance de 2009, elle la pensait vouée à une interdiction in extremis ou à un parasitage en direct par les sbires du régime. Et c’est la force même du dispositif, et la multiplication des clichés-témoins (grâce aux appareils photo) qui a convaincu les autorités de ne pas agir sur le moment. Reste que les prises de vue effectuées par ses soins ont été confisquées le jour même, et qu’elle n’a pu monter son film qu’à partir de vidéo amateurs.

Il y a quelques jours, Tania Bruguera a voulu rééditer cette conférence fantôme en plein air, sur la place de la révolution de La Havane. Et loin de la petite zone de tolérance artistique, lui donner l’énergie performative d’une agora grandeur nature. Participante active au mouvement de contestation local #Yo Tambien Exijo, elle a été arrêtée préventivement le 30 décembre puis libérée deux jours plus tard face aux protestations locales et internationales.

On lui souhaite bon vent, en attendant que, dans l’imminente réalité, d’autres événements viennent dépasser ses espérances.

Post-scriptum : On pourra aussi regarder l’étonnante proposition qu’elle avait faite à La Tate Modern de Londres en janvier 2008. Une fois dans le hall monumental du musée, les visiteurs se trouvaient confrontés à deux policiers à cheval qui leur intimait l’ordre de se déplacer dans ce coin, puis le long de ce mur. « Crowd control », ça s’appelle en anglais.

Savoir-faire que les experts français des techniques du maintien de l’ordre ont désormais rebaptisé : « Gestion démocratique des foules ».

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