4 octobre 2010
[Vieux journaux & tri sélectif — TOUT… jusqu’à l’implosion.]

En septembre 1970, une nébuleuse issue des comités de base «Vive La Révolution» crée un quinzomadaire, cherchant à dépasser les écueils et rivalités organisationnelles du maoïsme de l’après-mai. Ça s’appelle Tout, en hommage au mot d’ordre des grèves de 69 à la Fiat de Turin : « Che vogliamo ? Tutto », mais aussi au « Do it » de l’underground californienne. S’y agrègent des militants établis aux usines Renault comme Tiennot Grumbach, des étudiants des Beaux-arts, dont les futurs architectes Jacques Barda ou Roland Castro… mais aussi la féministe Nadja Ringart, le leader rimbaldien du Front de Libération de la Jeunesse Richard Deshayes ou Guy Hocquengem, co-fondateur du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire. De cette hétérogénéité découle une expérience de presse aussi éphémère qu’exceptionnelle. Une quinzaine de numéros – dont certains diffusés à presque cent mille exemplaires –, qui agitent la société française par tous les bouts : éloge des Black Panthers, soutien aux luttes « sauvages » des OS immigrés de Cléon, des « ouvrières » de Troyes paternalisées par la CGT, appel à l’auto-réduction des concert de rock, à l’autogestion des crèches, à l’occupation des logements vides et critique radicale de la normalisation psychiatrique, de l’urbanisme aliénant, de l’exploitation patriarcale en famille, du machisme anti-PD et de tous les sexismes, y compris prolétariens.
Pour illustrer ce cocktail explosif, quelques couvertures marquantes :

Au passage, on remarquera qu’en sus des Unes, la maquette intérieure se déploie dans un joyeux bordel ultracoloré, rompant avec le train-train des autres canards de la contestation, de la Cause du peuple à Rouge où même le bel Action de l’été 68. C’est un des très rares journaux à avoir assumé et recyclé l’influence psychédélique made in USA, sans rien renier du contenu subversif d’origine. C’est même le premier en date, puisque contrairement aux apparences, TOUT a devancé de quelques semaines la sortie d’Actuel, pourtant réputé pionnier en matière de presse alternative. Sans oublier d’autres expériences graphiques comparables à l’époque qui paraîtront dans la foulée, avec le féministe Le Torchon brûle, dont une partie de la rédaction avait quitté TOUT, ou le fanzine de la free-Pop politisée Parapluie. Comme quoi, les historiens des seventies se trompent en croyant que l’inventivité contreculturelle doit forcément être opposée ou soustraite aux engagement dans les terrains de lutte d’alors. Pour reprendre la terminologie de Luc Boltanski, le lien entre «critique artiste» et conflictualité sociale fut beaucoup plus intense et indémêlable qu’il n’y paraît rétrospectivement, surtout à travers une relecture biaisée du gauchisme mondain.
Question de pure forme, objectera-t-on aussi, à moins de saisir que la mise en page est aussi l’endroit où les choix esthétiques et les enjeux politiques entrent en résonances, où la langue-de-bois dogmatique s’ouvre à d’autres façon de causer, où les références culturelles se décloisonnent, où l’humour traque nos propres aliénations à l’œuvre, où le délire visuel revalorise un certain désordre des sens, où un lieu de production vraiment collective invente d’autres répartitions des tâches.

Il n’empêche, après une toute petite année d’existence, TOUT tirait déjà à sa fin. C’est ça aussi qu’il faut tenter de saisir. Mort d’épuisement par trop d’énergies mobilisées à flux tendu ? c’est le lot des expériences collectives de grande intensité. Mort prémonitoire annonçant un « gauchisme » déjà moribond ? – entre répression « anti-casseurs » et cul-de-sac de la surenchère activiste. Mort de ses propres contradictions internes ? C’est un fait que le n° 12, « Y’en a plein le cul ! Libre disposition de notre corps » et le n°14, « La famille, c’est la pollution » – faisant émerger la cause des femmes et la question homosexuelle –, ont fait débat, dans le courrier des lecteurs, parmi la rédaction, au cœur des préjugés « ouvriéristes » de leur pratique militante.
Dans Ouvrir le livre de mai. Tracts et journaux, publié par La Parole errante (Montreuil), Roland Castro se prêtant au jeu d’un bilan rétrospectif, analyse : « C’est l’histoire d’un rassemblement et d’un éclatement. (…) La dissolution de Vive La Révolution est intervenue juste après qu’on avait confié le numéro au Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire. Ce numéro a fait l’effet d’une bombe. Tous les groupes ouvriers de VLR ont refusé de diffuser le journal. » Plus loin, il nuance: « Il y avait une espèce de d’entraînement, de coagulation, de brassage. Ça mettait en cause l’activité militante traditionnelle. D’un seul coup, on a vu des camarades se déclarer homosexuels, et les plus violents devenir brusquement délicieux. J’ai assisté à la transformation sur des gens qui semblaient porteurs d’un « haine de classe » très violente. On voyait vraiment que la question de l’identité sexuelle ne relevait pas du domaine de la vie privée, mais qu’elle transformait publiquement les personnes dans leur manière d’affronter le monde. » Expliquant ensuite la crise du collectif par l’éloignement du groupe de femmes parti créer Le Torchon brûle, il conclut : « Un beau papillon, donc, qui est passé par toutes les couleurs. »
Il est vrai qu’à l’époque, ce lieu de coexistence politique et existentiel faisait figure d’exception. Peut-être parce que la majorité des fondateurs de TOUT étaient issus d’un maoïsme dissident se réclamant aussi de « la critique de la vie quotidienne » d’Henri Lefèvre et que, parmi les adeptes de la libération du désir, on n’avait pas oublié l’enjeu social de l’aliénation des rôles sexuels, à partir d’autres lectures transversales, chez le jeune Marx, Wilhelm Reich ou les situationnistes. Du coup, il y avait des terrains d’entente possibles, de polémiques aussi. Jusqu’au malentendu final, quand les points de friction font grand écart. Au terme de l’été 71, la rupture entre Tout et le FHAR est rendue public dans un tract, sans doute co-rédigé par Guy Hocquenghem, répondant à une déclaration écrite de Roland Castro. Ce dernier y attaque le « chacun pour soi » des « révoltes existentielles », et leur mise en «communauté» sinon en «enclos» à partir d’une «identité collectivisée étroitement, soit parmi les femmes, les homosexuels, les jeunes, les immigrés etc.», attitude qui aboutit à une « pensée normative proche du fascisme ». Avant d’enfoncer le clou par la formule suivante : «Le fascisme gauchiste prend la forme de la projection de soi sur le monde.»
A cette démonstration polémique qui exhume le credo stalinien contre « l’individualisme petit-bourgeois » pour ébaucher un critique de l’éclatement des foyers de lutte hors la pure et simple centralité de la classe ouvrière – sinon du « peuple chinois » –, les objecteurs du FHAR répondent par ce distinguo : « C’est le contraire d’une lutte individuelle : c’est une lutte pour l’individu, c’est-à-dire l’individu débarrassé des rôles, des étiquettes, du spectacle quotidien et de toutes les formes de sujétion et d’autorité. (…) Nous sommes contre l’homosexualité comme nous sommes contre l’hétérosexualité ; ce sont des mots qui ne prennent une réalité que dans un contexte social déterminé. ; il faut détruire ce contexte social et les mots n’auront plus de sens. Il en va de même pour les rapports hommes-femmes, pour la famille et pour la notion de pouvoir. »
Quant à la dernière phrase de ce tract, elle mérite qu’on s’y attarde, poétiquement et politiquement, aujourd’hui autant qu’hier : « Il ne s’agit pas de projeter son moi sur le monde mais de faire éclater le moi en y introduisant le monde. »

Pour lire le tract en entier, c’est ici.
Pour lire le manifeste du Front de Libération de la Jeunesse de Richard Deshayes paru dans Tout, c’est ici.
Pour lire d’autres textes de Guy Hocquenghem, c’est ici.
Pour lire des extraits du Rapport contre la normalité du FHAR, c’est ici.

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