4 mars 1992
[Journal de bord — Extraits.]

Hier, déjeuner avec Bernard Wallet. Enfin paisible, disponible, radieux, il me tend le manuscrit achevé de ses souvenirs du Liban : Paysage avec Palmiers.
Ce matin, lente lecture hypnotique.
Puis lettre à l’auteur :
«Chaque fragment porte son « ombre étroite » sur celui d’après. Chapelet qui crée une sorte d’impression de sacré au beau milieu de la désacralisation de tout. La taxidermie sociale de Fénéon appliquée aux beaux-arts du meurtre collectif. Chaque fragment qui dévoile et abolit en même temps un bout de réalité. Plus besoin du « comme si » métaphorique puisque les paysages simultanés qui se libèrent et s’enchaînent sont des paraboles vivantes, des images incomparablement justes, des métaphores peut-être, mais de celles qui n’existent dans la réalité que pour nous faire sortir de toutes nos références, que pour mettre en péril nos assises culturelles. Bombes à fragmentation, donc. Il y a les œuvres de bon goût qui sont condamnées à la fadeur éphémère. Et puis, là, une série d’arrière-goûts qui se succèdent à telle vitesse et densité qu’on ne peut remonter au stade commode du jugement de valeur (ça sent bon, c’est délicieux, etc..), du petit appétit de lecture contemporaine… C’est comme une force dont on ne connaîtra jamais le premier état, spectaculaire ou anecdotique ou politique ou moral… juste l’empreinte que cette force, après implosion, a laissé dans ta Langue. Implosion vraiment, parce qu’on a l’impression que chaque fragment refait à l’intérieur du langage le chemin inverse de ces mille catastrophes morbides. Non pas pour sauver ces morts de l’oubli, mais pour réorganiser leur non-sens inouï autour d’un dernier atome de réalité qui ferait sens ou geste ou signe ou… Du sacré encore et encore, mais ici c’est l’anatomiste qui prononce les oraisons funèbres, qui remet les cadavres dans des trajectoires sensibles (cinq cents “dormeurs du Val” se donnant la main) tout en ayant magnifiquement éludé la tentation du « pathos » qui, dans toutes guerres civiles, travaille en sous-main du côté des pulsions de meurtre. C’est peut-être cela, le plus effrayant, dans ce livre de l’anti-Martyr, un au-delà du “lyrisme” canonique, une juste froideur qui seule peut contenir toute l’émotion à exprimer, qui ne doit jamais céder à l’emportement lyrique sous peine de prendre malgré elle le point de vue même des élans meurtriers. Tout le contraire du journalisme donc, ayant depuis si longtemps pris en otage l’émotion poétique pour la mettre au service de tel ou tel serial killer officiel. Tout le contraire du recueil d’exotismes narcissiques. Absolument tout le contraire. Et je me suis senti incroyablement proche de tes “gisants” retournant l’énergie du meurtre contre leurs assassins à l’aide de ta syntaxe implacable.
Merci pour toutes ces fraternités d’outre-tombe. Sans fleur, ni couronne, rien que des lauriers pourrissant sur la tête des despotes et, pour leurs victimes, les fleurs du pauvre, des bouquets de pissenlits par la racine. »

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