4 avril 1992
[Journal de bord — Extraits.]

Me voilà condamné à faire le pitre.Après avoir essayé et usé deux actrices dans le rôle du deuxième carabinier, François Wastiaux m’a mis l’ultimatum sous le nez. Pas de spectacle si tu ne joues pas.
D’accord.
Donc, un mois de répétitions forcenées, dix heures par jour à se triturer la mémoire (même si j’ai écrit l’adaptation, les mots me reviennent dans le désordre), à s’assouplir le corps récalcitrant et à garder sur les planches une certaine naïveté non feinte, le plus dur, peut-être.
En tout, quatre comédiens en pleine maturation, plus moi, l’enrôlé in extremis et François W., Homme-orchestre, jubilant inné, farfouilleur d’espace, improvisateur prémédité, mais aussi enfant gâté à ses mauvaises heures, despote impatient et aveugle qui fait broyer aux autres ses trous noirs. Brouillon, sinueux et capricieux jusqu’à l’ultime seconde, François m’a mis dans sa galère, peu à peu, par petites stratégies byzantines jusqu’à m’immerger dans son aventure jusqu’au cou. Si on pouvait jouer sans sa tête, ça doit être ça la concentration : cou coupé.
Je fais donc le malin sur scène, le duponD du vrai duponT, je fais aussi le diplomate dans les moments difficiles, le huileur de rouages encrassés, l’empêcheur de s’étriper en rond, ronds de jambes, rond dans l’eau triste des névroses de fin d’après-midi, rond comme la roue qu’il faut réinventer tous les jours au théâtre.
Au bout du compte, on m’a jugé « naturel » le soir de la première. En vrai, je sors plutôt du texte que je n’y entre. Les autres chiassent à l’avance, tandis que moi je désespère de ressentir ce foutu « trac » viscéral. Je fais ma passe à distance sans arriver à trahir complètement ma petite nature, un peu rigolarde, un peu provo, un peu tâcheronne. Sur la scène, je me sens dépaysé et si un paysage se crée à travers ma présence, c’est tout à fait malgré moi. Magie des lumières, des remous du public, des condensés symboliques d’espace. Tant que ça me dépasse, tant mieux. Seule la perspective de tenir cinq semaines m’effraie un peu. Chaque jour, retrouver une énergie nouvelle. Où ça ?
François m’aide énormément par sa confiance, son évidence en amitié, son phrasé postillonneur, boulimique qui cogne juste et me tire les répliques de la gorge. Parfois, il oublie un déplacement qu’il m’avait lui-même imposé, alors je panique. Je redeviens l’ouvrier minutieux qui prend son patron en faute et qui voudrait gommer cette faute maladroitement. Alors qu’il n’y a pas de faute au théâtre, pas de faux mouvements, que des gestes incomplets ou absolus, que des ombres coupées du corps ou portées par lui au-delà de toute humeur contrôlée. Les autres acteurs, après des mois de doute, commencent à y croire. Même Valérie W., grand angoissé d’origine croate, traquant sa mémoire jusqu’à la catatonie, stressé d’un bout à l’autre de ses un mètre quatre-vingt-dix de nerfs à vif, commence à se plier à son envie de jouer après avoir traversé le vrai désert du métier d’acteur : le gouffre narcissique, l’obsession de « l’image » rendue qu’il aurait voulu gérer jusqu’au bout, calculer parfois mesquinement – « Face public », on dit dans le jargon. Reste une raideur juste quand il veut se donner. Sa maman d’un soir, Valère, aussi dingue que douce, n’arrive pas, elle, à lâcher tout à fait sa voix. Christophe et Stéphanie, plus amateurs, mais si immédiatement généreux, donc déjà au-delà de tout professionnalisme truqueur. Dans une semaine, nous arriverons peut-être à manquer tout à fait de retenue. Moi aussi, dans mon rêve éveillé. Jamais vraiment comédien, mais espérons-le, somnambule convaincant.

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