30 septembre 2010
[Souviens-moi — (suite sans fin).]

De ne pas oublier que depuis l’an 2000, sous la coupole du Crématorium du Père-Lachaise, j’ai vécu sept cérémonies d’adieu qui toutes résonnent ensemble désormais.

De ne pas oublier ces meringues chocolatées qui, sur le présentoir des boulangeries, s’appelaient encore «Tête de Nègre» au début des années 80, comme le songe creux d’un paternalisme colonial pourtant révolu depuis une génération, la mienne.

De ne pas oublier le cendrier en pavé de verre qui trônait sur le bureau de ce vieux docteur, dont la toux chronique, parfois sèche, souvent grasse, me rassurait bizarrement pendant qu’il me prenait la tension et que, faute d’avoir la moindre expérience familiale en ces matières, je décomptais les filtres blancs de ses Gauloises brunes parmi le petit monticule de mégots.

De ne pas oublier que, en vidant un grenier de famille, j’ai découvert au fond d’une caisse en bois une centaine de pains de savon de Marseille, tout ce qui restait du stock que mon grand-père, libéré après quatre ans de Stalag, avait acheté, dès la fin du rationnement, pour ne plus jamais entendre parler des ersatz à base de saindoux et de soude caustique, ni des manigances du Marché noir, pour rester propre jusqu’au bout de sa vie.

De ne pas oublier que, selon un article découpé dans Le Parisien peu avant l’été 2010 et égaré je ne sais où depuis, près de 14% des personnes touchant moins de 1000 euros par mois n’ont pas d’amis et, que, plus largement encore, 4 millions de Français, soit 9% de la population totale, déclarent avoir eu moins de trois conversations personnelles au cours de l’année écoulée.

De ne pas oublier que, tombé sous le charme de la remplaçante, en CM2, j’essayais d’évaluer notre différence d’âge pour déduire combien d’années il faudrait patienter avant de la demander en mariage, sauf que le visage parfaitement parfait de la jeune maîtresse souffrait d’un léger défaut, presque invisible mais quand même, une cicatrice entre son nez et ses lèvres, un truc que la chirurgie esthétique pourrait sans doute effacer, mais justement je me demandais aussi combien il faudrait économiser pour lui offrir l’opération avant la date de nos noces.

De ne pas oublier que ma défunte mère ne m’a jamais accompagné au cirque, ayant dans sa jeunesse assisté à la chute mortelle d’un trapéziste, sur la place du marché de Saint-Maur-des-Fossés, peu avant qu’au début des années 50 une loi n’interdise toute démonstration publique d’acrobatie volante et autre funambulisme effectués sans filet de protection.

De ne pas oublier le magasin de maroquinerie qui ouvrait et baissait son rideau de fer presque en face de la fenêtre de ma chambre d’enfant, ni son enseigne jaune où s’inscrivait en grosses lettres noires : YVES, GROS, DEMI-GROS, DÉTAIL – tout un programme dont je mesure mieux aujourd’hui le défi poétique.

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