28 septembre 2018
[Souviens-moi, et cætera —
De ne pas oublier… la suite.]

Et voilà que ça m’a repris quatre ans et demi après la sortie du livre, quelques oublis marquants remontés à la surface, des Souviens-moi qui manquaient à l’appel, par-ci par-là. Alors pourquoi les laisser en friche, déshérence ou lévitation ? autant les mettre en partage quelque part, là où tout a commencé, sur ce pense-bête, non pour préméditer un deuxième volume, juste pour laisser le chantier ouvert, sans chercher à savoir, comme au premier jour, ce qu’il en adviendra…

De ne pas oublier le sale garnement, sinon le petit merdeux que j’ai dû être à bien y repenser quarante ans plus tard : moi, au sortir du collège, avisant une rombière en manteau de fourrure, dans la rame d’un métro bondé, et l’approchant pour demander d’une voix de fausset « Votre truc c’est du synthétique ou du vrai poil d’animal », tout en sortant de ma poche un zippo dont la mollette crissait sous mes doigts, prêt à enflammer sa peau de bête, ou pas.

De ne pas oublier cette fillette métis perchée sur un tabouret qui, pieds ballants face à l’objectif du photographe, ne peut s’empêcher de se mordre les lèvres, d’ébaucher un sourire ou une moue de travers, puis de chercher sa maman des yeux, la bouche bée ou carrément boudeuse, toutes poses interdites selon les normes d’une carte d’identité, comme la dame du guichet d’État-Civil leur en a déjà fait la remarque au vue d’une série de portraits délivrés par la flasheuse automatique du Monoprix à côté, fillette impossible à figer sur place donc, et pourtant si, in extremis, maintenant que, assis sur le même siège, je me tiens bien droit et du premier coup conforme au cadre légal, et deux minutes plus tard une gueule de repris de justice validant dix ans de liberté supplémentaire sur mon prochain passeport.

De ne pas oublier que le tire-comédon, outil familier de mon adolescence acnéique, doté d’un nom rare qui faisait penser à quelque animal exotique ou de pure invention, m’a permis d’extraire préventivement un tas de points noirs, mais donné à saisir aussi, par analogie du concret et du poétique, une phrase à mes yeux fétiche de Paul Valéry : « Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau. »

De ne pas oublier le reportage de Paris-Match lu chez ma grand-mère deux mois après l’élection de Mitterrand, ces double-pages consacrées à l’empalement mortel du fils de Romy Schneider sur les grilles d’une propriété cossue à Saint-Germain-en-Laye, chez la famille de son beau-père je crois, et combien cela m’a marqué de façon indélébile, sous le poids endeuillé des mots, le choc granuleux des photos, tandis que la fraternité ressentie envers le petit Didier, Denis, non c’est plutôt David je crois, ce martyr de quatre ans mon cadet, nourrie par la terreur rétrospective d’avoir échappé au même sort lors des diverses escapades nocturnes, finirait par supplanter dans ma mémoire l’abolition de la peine capitale et la mise au rencart de la guillotine à l’issue des vacances de l’été 1981.

De ne pas oublier que, à deux-trois semaines des oraux du bac français, celui qui m’avait prêté main forte en décryptant les signes de la dégénérescence bureaucratique dans le poème Les Assis de Rimbaud, un père dont les conseils éclairés m’ouvraient des horizons tout en m’encombrant de sa lourdeur doctorale, ce foutu géniteur omniscient deviendrait un jour l’archétype du vieillard goitreux, ventru, claudiquant la tête basse d’une chaise à l’autre, cloîtré entre les murs de livres de sa retraite clochardisée, avait tout les symptômes de l’assis perpétuel décrit par ses soins un quart de siècle auparavant.

De ne pas oublier que je n’ai pas encore trouvé la force – mais s’agit-il d’une force ou d’un point faible à respecter ? n’importe – disons le courage glaçant ou l’insouciance réflexe d’effacer sur mon téléphone portable les numéros de certains de mes proches trop tôt décédés : Laurent Massenat, François Keen, Adrien Tronquart ou Solveig Anspach.

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