26 juin 2010
[Portraits crachés — Suite sans fin.]

Odette, fille désespérément unique, a beaucoup attendu avant de trouver l’âme sœur dans la banlieue pavillonnaire de Chateauroux. Et puis c’est arrivé, en fin d’après-midi, d’un seul coup de sonnette, peu avant sa majorité, un homme d’âge mûr sur le pas de la porte qui lui a parlé des origines extrahumaines de toutes choses, qui lui a ouvert les yeux sur le bonheur immortel d’aimer autrui plus que soi-même, qui lui a décrit le septième ciel et les pires entrailles de la terre à l’aide d’un petit livre illustré, qui lui a serré délicatement la main sans chercher à profiter d’elle, qui lui a promis de revenir le prochain vendredi et qui a tenu parole chaque fin de semaine pendant deux longues années, sans jamais quitter le seuil de leur complicité naissante ni pénétrer plus avant le jardin secret de cette adolescente. En songes inavouables, elle a bien dû l’imaginer en prince charmant, soudain rajeuni de vingt ans, et espérer qu’il lui concède un regard malséant ou un geste déplacé, ne serait-ce qu’une fois, par simple mégarde ou éphémère curiosité, mais non, il n’a jamais goûté à ce fruit défendu. Et l’inébranlable désintéressement du visiteur hebdomadaire a fini par forcer son respect, apaiser les humeurs mouvantes de son âge et la conquérir tout entière.
Depuis que ce disciple de Jéhovah lui a passé le témoin, Odette s’est vouée corps et âme à la même démarche, colporter des versions abrégées de la bible auprès des pauvres dévoyés et des riches païens, exclus d’office du Paradis qui ne va plus tarder à reprendre son empire ici-bas, dès que les faux cultes des croyants et les singeries du darwinisme auront laissé place nette à une espèce vraiment humaine. Pour subvenir aux besoins de la Cause, la jeune infirmière diplômée, rebaptisée Evita par ses coreligionnaires, a rejoint la capitale. Elle a d’abord exercé à plein-temps dans un service de grands brûlés – ces preuves vivantes d’une apocalypse imminente –, tout en allant visiter au crépuscule les habitants des HLM de la banlieue rouge – Clichy, puis Romainville, puis Pantin, ses premières terres de mission. Par horreur du sang transfusé et souci de préserver du temps pour ses œuvres spirituelles, elle a donné sa démission et trouvé une place de concierge dans les beaux quartiers. Ici, chacun apprécie cette charmante gardienne, attentive, serviable et d’une discrétion exemplaire.
Pour conjurer la drame fratricide de l’ex-Yougoslavie, elle œuvre plutôt à distance, toujours pendue au bout du fil dans sa loge, à force de nouer des contacts avec ces populations martyres. Son mouvement lui a fourni les annuaires du cru, à elle d’appeler par ordre alphabétique en se repérant sur des cartes routières. C’est une occupation très onéreuse, mais hors le peu qu’elle s’octroie pour vivre, c’est sa façon de payer de sa personne pour précipiter le retour du Paradis sur terre. Pour ce faire, elle a dû s’initier par correspondance aux rudiments du serbo-croate, et même de plusieurs langues salves, puisque, au-delà des Balkans, Evita a aussi pris langue avec des arméniens rescapés d’un tremblement de terre, des irradiés ukrainiens et d’autres minorités chrétiennes de l’ex-Empire soviétique.
Et ce ne fut pas une mince affaire, pour cette Bretonne de souche ne parlant pas un traître mot d’anglais, que de savoir désormais citer une dizaine d’extraits des Ecritures dans la plupart des idiomes de l’Europe de l’Est. Mais s’il faut voir en chaque miracle une sorte de malentendu contagieux, en voilà un qui se répète chaque matin aux aurores, sur les berges du canal de l’Ourcq ou vers la gare routière de la porte de Bagnolet, quand cette illuminée polyglotte, un thermos de café chaud à la main, entame la conversation avec quelques réfugiés d’outre-tombe.

Pour faire circuler ce texte, le lien est ici même