24 septembre 2014
[Souviens-moi, et cætera —
De ne pas oublier… la suite.]

Les premiers Souviens-moi sont nés ici même, déposés comme à tâtons sur ce pense-bête, dans l’incertitude encore fragile d’une suite éventuelle. Et puis la série s’est mise à prendre consistance, rendez-vous d’évidence, perdurant bien au-delà du pari stupide de sa contrainte initiale : entamer chaque début de phrase par « De ne pas oublier… » – ce qui n’est pas une mince affaire syntaxique. Le système d’échos a pris sa vitesse de croisière, exhumant des pans entiers d’une mémoire que j’avais cru perdue dans je ne sais quelles limbes, conjurant leur nature évanescente pour les mixer à la chaîne. Parmi ces flash-backs, j’ai revu passer du monde : corps étrangers et attaches familiales, événements infra-historiques et amours éphémères, pensées fugaces et chroniques urbaines, sensations épidermiques et spectres amicaux, tout ce qui donne sa matière au récit intime quand il accepte sa dimension collective, exogène, composite. Plus je creusais au dedans d’un moi supposé – le petit vécu rien qu’à soi –, plus le dehors me débordait de l’intérieur, par bribes disparates et rumeurs intestines. Et sur la durée, se profilait le moment où il faudrait rassembler ce qui me dispersait à mesure.


Un livre, ça sert d’abord à ça, assumer l’arbitraire d’un point final, quand le processus en cours, lui, ne demanderait qu’à se perpétuer, défricher toujours plus avant le terrain d’aventures. J’ai donc profité d’un moment d’accalmie – alors que les réminiscences avaient l’air de se tarir – pour organiser un semblant d’unité. Et ça m’a fait du bien de croire que c’en était fini, que j’avais fait le tour des bribes & lacunes, mis chaque pièce du puzzle à sa juste place. D’ailleurs une fois arrêtée la délicate combinatoire du bouquin, j’étais soudain devenu incapable d’ajouter ou retrancher le moindre souvenir du mystérieux agencement. L’illusion de former un Tout – surtout quand chaque micro-paragraphe vous a ramifié, démultiplié, repeuplé  –, c’est réconciliant, faut profiter de ce rare moment : quand le « je » fait bloc avec ses propres altérités, ni proches ni lointaines, enfin indifférenciées. Mirage récapitulatif qui tombait à point nommé : cinquante ans d’âge.
Et voilà que ça m’a repris peu après la sortie du livre, quelques oublis marquants remontés à la surface, des Souviens-moi qui manquaient à l’appel, par-ci par-là. Et plutôt que les laisser en friche, déshérence ou lévitation, autant les mettre en partage quelque part, là où tout a commencé, sur ce pense-bête, non pour préméditer un deuxième volume, juste pour laisser le chantier ouvert, sans chercher à savoir, comme au premier jour, ce qu’il en adviendra…

De ne pas oublier que près des deux tiers des migraineux ne sont pas conscients de l’être, incapables de mettre un nom sur la gêne latente qui, par intermittence, leur parasite la vie d’une façon, comment dire, sourdement indéterminée.

De ne pas oublier que ma première dissertation de philosophie en hypokhâgne, censée commenter le fameux adage «Qui ne dit mot consent», me valut des pages entières biffées d’un trait rouge et ce jugement professoral dans la marge : logomachie, mot encore étranger à mon vocabulaire dont j’allais porter fièrement l’opprobre jusqu’à la fin de l’année.

De ne pas oublier ce bal du 14 juillet, dans la cour d’une caserne de pompiers où, essuyant des regards tantôt compatissants tantôt excédés, je m’étais frayé un passage sur la piste de danse avec une canne de jeune handicapé nanti d’une patte folle, imposture de mauvais goût visant à séduire Géraldine, à moins que ce ne soit elle qui, contre la promesse d’un baiser, m’ait mis au défi de contrefaire ainsi le boiteux en public.

De ne pas oublier que mon père avait pour chaque bouquet d’herbe folle, la moindre fleur des champs ou tel arbuste poussant au bord d’une décharge publique le don de baptiser ladite plante de trois manières différentes – d’après son nom d’usage vulgaire, d’après son appellation savante horticole et enfin d’après sa racine en langue morte latine –, ce qui rallongeait d’autant l’heure d’en finir avec ces interminables promenades champêtres.

De ne pas oublier que, invité par un adepte de la Scientologie à évaluer l’état de ma psyché, j’avais accepté de le suivre dans une spacieuse boutique du quartier Latin, puis de cocher OUI ou NON aux dizaines de questions d’un QCM standard, avant d’enserrer les poignées d’un galvanomètre pour évaluer mon stress, anormalement élevé sur l’écran de contrôle, le moment ou jamais d’arrêter mon reportage en milieu sectaire, à moins que, histoire de valider son diagnostic, je préfère jouer le jeu au-delà de ses espérances, en m’effondrant par terre, bave aux lèvres, sans connaissance.

De ne pas oublier que l’examinatrice de mon oral du bac français, recroisée deux ans plus tard, allait me soumettre à un autre genre d’épreuve dans l’intimité de sa chambre à coucher : lui lire à voix haute les premières pages de Ma Mère de Georges Bataille avant de passer aux travaux pratiques sous son intimidante autorité.

De ne pas oublier que la voisine de ma grand-mère, institutrice en arrêt maladie perpétuelle, qui, sans doute pour se rajeunir, teintait régulièrement ses cheveux à l’henné avant d’aller faire sa sieste, se réveillait avec des airs de sorcière safranée et un motif supplémentaire de fuir la compagnie de ces « sales gosses tout juste bons à vous empoisonner l’existence ».

De ne pas oublier que Tonio, le plus indolent de mes camarades de lycée, un grand brun avec des chaussettes dépareillées, se plaisait à consigner par écrit ses rêves érotiques, journal d’intimité nocturne qui, confondu avec d’autres cahiers traînant sur sa table, fit le tour de la classe, nourrissant nos pires sarcasmes puis, au fil des pages, un zeste de jalouse admiration.

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