24 septembre 2010
[En roulant en écrivant, stylo-scooter — Livraisons en cours.]

Pas facile de tirer la bourre à un livreur de pizza. Moi cyclomotoriste amateur, lui speedy professionnel, forcé de battre des records pour toucher ses primes, au-delà d’un semblant de revenu fixe. Parfois, je tiens la distance sur quelques centaines de mètres, et quand on se retrouve au passage clouté, à force d’anticiper pareil au démarrage, on échange un regard complice, un commentaire météo ou un sourire en coin. Sans pousser très loin le défi, chacun son rythme. En général, trop de risques à prendre pour rivaliser, alors j’abandonne illico dès que ça dépasse l’entendement en triple file, que ça vire à contresens sur le trottoir, que ça joue avec les feux, deux trois oranges bien mûrs d’affilée et, toujours au ras du bitume, tangentes in extremis à 180 degrés, jusqu’au raccourci fatal sur l’itinéraire, à vol d’oiseau, et puis, oh merde, pigeon écrasé.
Quand on en a déjà croisé un, remballé sous une couverture de survie, tandis que l’engin gît en vrac dix mètres plus loin, ça calme l’envie de mettre les gaz à fond. Et ça fait repasser le film des événements en boucle, et résonner le glas de certains titres au générique de fin: Le salaire de la peur, La mort aux trousses, Délivrance, La gueule ouverte

L’autre jour, vers midi, place Stalingrad, j’avais laissé mon scooter en marche sur béquille, juste le temps d’aller voir de plus près le portail d’un immeuble, sortir mon appareil, et puis zoomer sur le bouquet de fleurs séchées qui pendaient sous une plaque commémorative:
Ici demeurait Robert Grohar
assassiné par les nazis à 17 ans…

À peine remis en selle, je me suis fait dévisager par un coursier, pas le genre tête brûlée – ni pizza tiède, ni viande froide –, spécialisé dans le sushi, d’après le logo de son blouson. Visiblement, l’autre casqué comprenait pas l’intérêt de photographier un écriteau sur un mur. Ça lui brûlait les lèvres de me demander pourquoi, alors j’ai répondu d’avance…
— C’est en souvenir d’un résistant de dix-sept ans qui s’est fait flingué là…
— Et il était connu ce mec ?
— Ben non, justement, c’est écrit pour qu’on se souvienne. Mes photos c’est pareil, pour pas oublier.
— Ok, mais si tu collectionnes les bavures, t’as pas fini. Et la la mort du mec, c’est arrivé quand ?
— À la Libération, en 44 ou 45…
— Vers 1900, s’en fout, ça c’est du temps de la préhistoire!
Plutôt que lui faire la leçon avec nos droits et  devoirs de mémoire, autant changer d’époque et revenir au vif du sujet.
— Et toi, les sushi, t’en manges des fois?
— Ouais, ça m’est arrivé, avant j’aimais bien, mais maintenant que je travaille dedans, j’y touche plus.

Le voilà qui démarre sans forcer l’allure, je lui colle à la roue et finis par déchiffrer le panneau qui surplombe son caisson en aluminium :
Que pensez-vous de ma conduite ? suivi d’un code d’identification du véhicule et du numéro d’appel où se plaindre de l’imprudent conducteur. Et dire qu’on n’arrête pas le progrès… foutu flash-back totalitaire.
Obliger cet homme-sandwich à porter par devers lui un avis d’auto-délation, ça fait froid dans le dos.

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