19 juin 2014
[Les sous-fifres occupent la Philharmonie de Paris —
mouvement des précaires, chantier à ciel ouvert.]

Hier matin, dès l’aube, 150 intermittents de l’emploi & chômeurs partiels (du Spectacle, mais pas seulement) ont occupé par surprise l’immense auditorium en construction de la Philharmonie de Paris. Vers 6h30, le tour était joué. Tandis que trois issues étaient bloquées, un groupe grimpait aux étages supérieures, réussissant à accrocher d’immenses banderoles sur les poutrelles à claire-voie de l’édifice.

Réclamer de «nouveaux droits sociaux», ça avait de la gueule dans ce haut-lieu symbolique de la gabegie culturelle. En l’occurrence, un projet mégalo de salle de concert, conçu par Jean Nouvel, à 118 millions d’euros lors de sa signature en 2006 et qui, au final, va coûter plus du triple, au bénéfice de son opérateur BTP, l’empire Bouygues. Comme quoi, de l’argent il y en a, et l’on sait où en trouver dès qu’il s’agit de construire des Mausolées, c’est-à-dire dépenser le fric public pour financer à fonds perdu le secteur du Bâtiment, même si ce genre de lubie totalement disproportionnée (dixit les équipes bossant à la Cité de la Musique, juste à côté, qui ont déjà du mal à remplir leur jauge) va assécher pour des années le budget culture de la Ville et sert déjà de prétexte (avec le CentQuatre et la Gaité Lyrique) à la réduction drastique des micro-subventions aux associations, compagnies, festivals & espaces jouant dans la cour des trop-petits, quantité négligeable. Désormais, le «soupoudrage» auprès des initiatives locales (souvent à but non-lucratif) c’est de «l’Assistanat bas-de-gamme», tandis que là, au Philharmonie, c’est du «bétonnage avec retour sur investissement global» qui aide à relancer l’usine à gaz (et à Gattaz) économique. D’où l’idée vertigineusement édifiante d’investir quelques heures durant un de ces gouffres financiers (près de 400 millions) dont le montant dépasse justement celui du prétendu déficit annuel du régime (encore un peu mutualisé) des intermittents. La suite en photos in situ et brèves de mémoire.

Une façon de montrer aussi sur quel pacte de stabilité policière repose l’harmonie sociale concertée (dans les coulisses) entre MEDEF et CFDT.

Tenir des piquets de blocage sur une zone de plusieurs centaines de mètres en contre-bas du périph, ça ne pouvait pas durer longtemps. L’ultimatum policier fut lancé vers 10h15. Une grille entrouverte, et hop, charge furtive et gazage sporadique, arrosant au passage une dizaine d’employés en sous-traitance ayant décidé de rejoindre les manifestants extérieurs. Plusieurs issues aussitôt reprises en main et tonfa par les Robocops appointés.

À la jonction des boulevards Serrurier et Macdonald, les flics se positionnent non loin de la rampe d’accès réservée aux employés. Mais déjà l’arrivée de l’armada policière brouille les cartes. Face aux lignes d’uniformes, ça tape la discute, fraternise, s’échange de clopes ou des photos, entre précaires en lutte disséminés à tous les étages et ouvriers avec casques et tenues fluorescentes : soit intérimaires (avec ou sans papiers), soit CDI jetables des petites PME de sous-traitance, et pas mal de Polonais surexploités (payés à 4 euros de l’heure, expliquent-ils).

Pendant ce temps-là, les alpinistes de la Préfecture se tiennent près à intervenir, ou du moins, pour l’heure, repérer les conditions d’un éventuel assaut.

Aux abords du chantier, les contremaîtres de Bouygues mobilisent ldes agents de sécurité en nombre, souvent moqués par leurs collègues préférant mater le spectacle (bras croisés et sourires en coin), ravis de cette matinée de congés-payés imprévus.

Surtout ceux qu’on pousse à jouer les supplétifs de la maréchaussée.

Ailleurs, des maîtres d’œuvre et autre petits chefs se concertent dans les bureaux ou improvisent une réunion en plein air.

Les caméras, elles, surveillent ce désœuvrement inhabituel, entre les lignes d’Algeco.

Une banderole vient de piquer du nez, les casqués relèvent la tête.

Tiens, y’a un interluttant, plutôt mutin, tout seul, là-haut.

Et bientôt cinq, avec une nouvelle banderole qui se met en place.

Acclamation générale et bruyante de la petite foule disséminée tous azimuts. Mon voisin de parapet, un sous-traité en CDI qui vient d’Orléans me confie, hilare : «C’est ma première grève, merci les gars, c’est super. comme c’est parti, on va gagner une journée entière.» Apercevant trois-quatre civils derrière une palissade, il ajoute : «Et là, t’as vu les pitbulls de la BAC, ils ont pas aimé que je me fasse un Selfie devant leur gueule!»

Cent cinquante mètres plus loin, un vigile signale, sans pouvoir s’y opposer, l’intrusion d’autres manifestants à l’intérieur.

Peu avant midi, les médias commencent à se pointer, FR3, puis RTL, puis BFM..

Ensuite, ça va palabrer et menacer, en vain. BFM fera son reportage en direct sur le toit. Et les officiels refuseront d’y monter pour négocier sous l’œil des caméras & micros. Le contact direct avec la «base» et devant témoins, c’est pas la tasse de thé des décideurs. Et vers 18h, sous le cagnard, faute d’ombre et de provisions d’eau (même si malgré l’embargo policier, un téméraire grimpeur en rappel leur avait apporté quelques ressources), décision collective de repartir groupé. Par le grand escalier d’honneur, sous escorte, mais sans contrôle d’identité. À plus de deux cents désormais.

Et les voilà qui traversent les pelouses de La Villette en manif sauvage : « Chômeur, Précaires, Intermittents, Intérimaires, avec ou sans papiers! Solidarité!» Ce slogan résumant bien ce qui fait l’unité du mouvement : la conquête de droits & contreparties pour tous ceux concernés par l’emploi discontinu. Bref, l’envie d’améliorer les annexes 8 & 9, de sauver du désastre l’annexe 4 des intérimaires (dont ne parlent jamais les journalistes aux ordres), mais surtout de défendre l’extension de ce régime solidaire à l’ensemble de ces embauchés en contrat court, soit plus de 1,5 millions de personnes (sans compter les stagiaires sous-indemnisés et autres CDD ad æternam). Bref, tout le contraire d’un mouvement corpo-artiste, juste le renouveau d’une coagulation combative au sein de ce Précariat ignoré, méprisé, stigmatisé le système de négociation paritaire. Ceci dit, sans naïveté triomphaliste, mais en contre-point d’une résignation mortifère qui n’a que trop duré. En contre-point aussi aux adeptes aveuglés du retour au plein-emploi stable, chez les idéologues fossilisés de la gauche de la gauche (là aussi, y’aurait pas mal d’idoles à déboulonner…) Trêve de commentaires, ce départ groupé a permis de laisser au parking le fourgon qui attendait les occupants.

En guise d’épilogue, ce dernier détail. Tandis qu’une assemblée nombreuse se tenait sous la Halle de La Villette, quelques pandores (en heures sup’ sans doute) peinaient à décrocher les banderoles du site déserté.

Pour se tenir au courant, jour par jour, et parfois heure par heure, c’est sur la site de la Coordination des Précaires et Intermittents Ile-de-France ici même.

Pour faire circuler ce texte, le lien est ici même