16 juin 2014
[Sommets de l’urbanisme en Seine-Saint-Denis —
De quelques tours (et détours) à fronts renversés :
de la ruineuse Pleyel aux Twin’s not dead de Bagnolet.]

Issue d’un projet initié dans les années 60 et censé faire contre-point au quartier d’affaires de La Défense, la tour Pleyel sort de terre entre 1969 (un an après le fameux mois de Mai) et 1973 (un an avant le fameux choc pétrolier). Sa structure métallique de 125 mètres renforcée avec du (mauvais) béton devra d’ailleurs être entièrement rénovée une décennie plus tard. Initialement, l’immense gratte-ciel de l’Est parisien ne devait être que la tour Ouest d’un ensemble figurant les points cardinaux au milieu d’un parc de 4 hectares, mais non, faute d’investisseurs, pas de petites sœurs à l’horizon. Néanmoins jusqu’aux abords de l’An 2000, ça turbine de bas en haut, en col blanc & tailleur standard, sur plus 40 000 m2 de bureaux, chacun son siège social en open space. Sauf qu’avec la coupe du monde foot, le Grand Stade fin prêt en 1998 et les infrastructures de transport qui vont avec (RER et voie rapide couverte), cette soucoupe volante new-look bouleverse le voisinage, attire les profiteurs de table rase et crée un sacré boom spéculatif.
On rase les taudis, on délocalise les pauvres et on sécurise une vaste zone d’activités, mieux réparti à l’horizontale de part et d’autre de l’axe autoroutier. Et c’est ça qui va faire de l’ombre à Pleyel, cette tour de contrôle qui se ringardise à vue d’œil. La preuve, en 2009, elle n’est plus occupée qu’à65%. Et cinq ans plus tard, d’autres boîtes se font la malle, même la CAF locale a taillé la route. Du coup, cette expérience pionnière du pompidolisme, implantée dans les bastions du communisme municipal, est aux deux tiers déserté. Et quand les gros contrats quittent le navire, l’effet panique s’en trouve décuplé. Pour observer de plus près ce phénomène, j’ai pris scooter et appareil photo, histoire de voir à quoi ça ressemble une faillite immobilière en 3D. Une fois sur place, aucun signe apparent du désastre en cours. Le phare n’envoie aucun signaux de détresse. Il domine plus que jamais à des kilomètres à la ronde, à l’aplomb du quartier d’affaires qui le voue désormais à la ruine, mais impossible de saisir le moindre photogramme de ce film catastrophe. A essayer d’en cadrer le contour en contre-plongée, le vestige donne encore le vertige.
Il suffirait pourtant de peu de choses – l’occupation de ce Haut-Lieu de l’Absurdie urbanistique par une multitude de mal-logés & amateurs de jardins suspendus – pour que cet échec monumental retrouve son échelle humaine. Avis aux amateurs de ZAD et autres pistes de décollage maraîchères. L’ancienne tour de contrôle du business n’attend que ça : être habitée & recyclée à d’autres fins par les ennemis irréductibles de l’obsolescence programmée.

Autre cas de figure, à quelques kilomètres de là : les Mercuriales édifiées non loin de la porte de Bagnolet en 1975, composée de deux tours siamoises du Levant et du Penant. Elles aussi devaient constituer l’avant-garde d’un immense chantier visant à dupliquer La Défense, hors les Beaux quartiers résidentiels dont les habitants, par conservatisme et intérêt bien placé (dans la belle pierre), n’avaient pas du tout apprécié que ce petit Wall Street leur bouche la vue panoramique depuis les balcons de Neuilly-Auteuil-Passy. Même objectif qu’avec Pleyel donc, rééquilibrer le rapport Ouest-Est parisien et investir un cheval de Troie dans les jardins ouvriers de la banlieue rouge. Même coup d’arrêt aussi, la hausse des cours du pétrole au milieu des seventies fait réviser à la baisse toute folie des grandeurs. D’où cette paire de gratte-ciels jouxtant le périphérique au beau milieu d’un tissu d’habitations ne dépassant pas trois étages (côté Bagnolet) et le double dans les cités alentours, de part et d’autre des Maréchaux. Quant au point culminant, si l’on compte les antennes relais, c’est entre 150 et 175 mètres, soit un peu moins que leur maître(sse)-étalon, la tour Montparnasse, longtemps leader en ces matières (de compétition caricaturalement phallique). Même si le modèle originel des Mercuriales est bel et bien celui du World Trade Center.D’où leur surnom familier depuis septembre 2011 : les Twins towers de Bagnolet.
Sauf qu’ici, nul catastrophe à l’horizon. C’est bien desservi par le séculaire métropolitain, et depuis leur construction, le taux de remplissages des tours jumelles n’est jamais descendu sous la barre des 30%. Contrairement à Pleyel, ça fait exception dans le bâti des environs, à moins de deux cents mètres du modeste centre-ville de Bagnolet. Ça fait tache, sans faire tache d’huile. C’est l’exemple même d’une successfull aberration. Un météorite architectural qui fait un drôle d’effet dans les parage, comme un château d’eau de la finance au milieu d’un territoire à sec, un avant-poste qui n’a peut-être pas dit son dernier mot. D’autant que si les salariés de Libération acceptaient d’y déménager, la tour serait désormais pleine comme un œuf. Prête sans doute à faire des petits le long du périph et à rogner lez zones d’habitation limitrophes des communes si endettées dans les parages qu’elles préfèrent voir s’établir des sièges sociaux plutôt que des habitats du même nom.
Petit reportage de proximité, selon divers angles d’approche.

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