16 juin 2010
[Portraits crachés — Suite sans fin.]

Amélie portait des lunettes bien avant les premiers signes de sa puberté, autant dire la nuit des temps. Au collège, des binocles en écaille sur chaque photo de classe, puis des lentilles jetables l’année du Bac, puis des montures à nouveau, à cause d’une allergie oculaire qui asséchait ses larmes. Une quinzaine d’années plus tard, devenue correctrice hebdomadaire pour la presse féminine, elle a pris rendez-vous chez un chirurgien ophtalmologiste, affaire conclue contre un mois de salaire, à ses frais, faute de mutuelle. Le spécialiste l’a rassurées d’emblée : pour la myopie, l’opération est désormais bénigne, quatre impacts au laser sur le premier œil, puis idem sur l’autre deux semaine après, sans oublier quelques jours de délais avant de s’exposer en plein jour.
Bénigne donc, sauf que pas tout à fait. Une fois rendue à la netteté flagrante des taches d’humidité dans sa cuisine, du tapis rouge effiloché en descendant l’escalier, des auréoles des chewing-gum sur le trottoir, des visages boursouflés d’un clochard à l’entrée du métro, de l’encart publicitaire pour un protège-slip sur le quai d’en face, Amélie a rappelé le chirurgien, obtenu un quart d’heure d’entretien en toute urgence, confié son trouble – ou plutôt le contraire, enfin comment dire, la gêne insupportable causée par cette soudaine absence de trouble – et supplié, trépigné, exigé qu’on fasse quelque chose, parce qu’en démocratie on a bien le droit de changer d’avis, non ? Sauf qu’en l’état actuel de la médecine, l’opération inverse est inimaginable. Faudra qu’Amélie s’y fasse, au plus près des horreurs de ce bas monde, elle ne retrouvera jamais le charme distancié de sa vue antérieure.

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