16 avril 2019
[Souviens-moi, et cætera —
De ne pas oublier… la suite.]

Les premiers Souviens-moi sont nés à l’automne 2011 sur pensebete.archyves.net, déposés comme à tâtons sur mon pense-bête, puis collationnés en un semblant de volume sur le site, dans l’incertitude d’une suite livresque à donner… ou pas. Et puis la série s’est mise à prendre consistance, rendez-vous d’évidence avec d’intimes sédimentations, perdurant bien au-delà du pari stupide de sa contrainte initiale : entamer chaque début de phrase par «De ne pas oublier…» – ce qui n’est pas une mince affaire syntaxique. Cette dénégation liminaire m’a sans doute aidé à accepter le piège inquisitoire de l’aparté, cette confidence en circuit-fermé, soudain mise à nu, hors de soi, sans plus aucun masque de fiction.
Et voilà que ça m’a repris un an ou deux après la sortie du livre en 2014, quelques oublis marquants remontés à la surface, des Souviens-moi qui manquaient à l’appel, par-ci par-là. Ravivements de braises éphémères, petites lueurs mentales, vite retombées en sommeil, sans lendemain ni goût envie de risquer l’auto-parodie. Sauf qu’à la longue, remis bout à bout, ça redessinait quelque chose en pointillé, la radiographie d’autres dents creuses excédentaires. Un nouveau rébus de rebuts.
Alors, plutôt que les laisser en friche, déshérence ou lévitation, autant les mettre en partage là où tout a commencé, sur pensebete.archyves.net, non pour préméditer une quelconque réédition augmentée, juste pour laisser ce chantier entr’ouvert et quelques raies de lumière sortir de ma boîte noire mémorielle sans chercher à prévoir ou post-méditer, comme au tout premier jour, ce qu’il en adviendra…

De ne pas oublier que j’ai longtemps confondu la Belle au bois dormant et Blanche Neige, l’amont et l’aval, roboratif et bourratif, l’abscisse et l’ordonnée, rutabaga et topinambour, automne et printemps, et qu’il m’arrive encore de confondre sur un arbre généalogique cousin et neveu, ou sur un relevé bancaire débit et crédit, ou en marche arrière automobile la gauche et la droite, de même que sur la scène d’un théâtre côté cour et côté jardin, ou en terme de navigation bâbord et tribord, ces pertes de repères reconduisant une propension enfantine à la libre association des contraires.

De ne pas oublier que, du temps où abondaient les cinémas classés X, parmi les films porno dont je collectionnais mentalement les titres en sortant du collège, il m’en est resté un – Fermeture pour travelo –, dont je me demande s’il a réellement existé ou s’il s’agit d’un commentaire graffité sur le rideau de fer, au terme des années 70, après la faillite en série de ces salles obscures.

De ne pas oublier que, pour nourrir au plus près du réel un roman en cours d’écriture, j’avais arraché quelques pages du cahier dévolu, dans l’église Notre-Dame-de-Lorette, aux intentions de prières à Sainte-Rita, et que, ni fier ni honteux de cette profanation, chaque fois que le hasard me conduit à passer dans les environs en scooter, il me revient à l’esprit des bribes de vœux dont ces deux-ci : Seigneur, enlève-moi le mal dans ma tête et j’espère que à bientôt, dont je me sens tenu de porter les désespérants messages quelques centaines de mètres plus loin, en continuant ma route jusqu’au carrefour suivant, rarement au-delà.

De ne pas oublier que, suite à une panne de voiture, ayant échoué avec un couple d’amis à Gaeta, une ville portuaire au sud de Rome, puis erré en pleine nuit le long des hauts portails d’un quartier résidentiel, leur fils d’à peine 6 ans, Arthur, effrayé par les aboiements pavloviens d’un molosse aux aguets de l’autre côté de la grille l’avait mis en fuite en le traitant d’une voix nette et sans réplique de «Fasciste!»

De ne pas oublier que je n’ai jamais connu à mes parents qu’une seule voiture: une 4CV gris souris dont la production à l’usine de Renault Billancourt avait cessé l’année précédant ma naissance, avec son moteur à l’arrière et une roue de secours qui occupait une bonne partie du coffre avant, véhicule devenu totalement folklorique à la fin des années 70 et qu’il fallait parfois démarrer à la manivelle, tâche qui m’incombait désormais et provoquait aussitôt un attroupement de piétons hilares qui finissaient, pour ma plus grande honte, par m’applaudir au premier vrombrissement du moteur.

De ne pas oublier les affiches qui, en ce printemps 1975, recouvraient les murs de mon quartier, alignant comme sur des étagères trois fois trois têtes au cou tranché, avec écrit en énorme caractères rouge sang: 60 ANS D’INJUSTICE, et en sous-titre: 1915, les Turcs exterminent un million et demi d’arméniens, vision d’horreur qui succédait à ma visite en famille, l’été précédent, de l’Ossuaire de Douaumont, où j’avais traversé une cave voûtée dont les parois étaient jonchés de crânes humains, ceux des milliers de soldats inconnus exhumés dans la campagne environnante depuis 1918, et dont «personne ne [savait] s’ils [étaient] Français ou Allemands», selon la réponse de la guide à mon insistante curiosité.

De ne pas oublier que l’inséparable ami de mon grand frère, quand il partageait nos vacances d’été, occupait chaque matin la salle de bain une heure entière, non pour se savonner, récurer, rincer plus intensément que la moyenne, mais pour simuler cette toilette intime en laissant couler l’eau de la douche dans le vide sans jamais se mouiller le moindre centimètre de peau, simulacre rituel qui m’inspirait indistinctement admiration et dégoût.

De ne pas oublier que, depuis le temps que je me plaignais d’avoir «des étoiles dans le ventre», on avait fini par prendre au sérieux ma métaphore puérile en m’envoyant à l’hôpital pour un examen plus poussé: soit un «touché rectal» commenté en direct par celui qui, avec son doigt ganté de latex dans mes entrailles, se servait de mon cas supposée de «colite spasmodique» pour blablater doctement auprès d’une dizaine d’étudiants placés en arc de cercle dans mon dos, me rappelant soudain la fessée déculottée, dont j’avais écopé en Primaire, et la leçon de morale de l’institutrice, résolue à soigner ma nature «colérique».

De ne pas oublier que, après avoir travaillé un mois et demi comme veilleur de nuit dans un hôtel de l’Ouest parisien, j’ai été viré du jour au lendemain pour sommeil abusif sur mon lit de camp et tapage nocturne un soir de beuverie tardive avec des amis de passage, et que vu ces deux fautes lourdes, je n’ai touché que les deux tiers de ma paye, amputés du reste dès la semaine suivante, pour aider un pote dans le besoin, le dandy irlando-bamiléké Jimmy, qui faute d’avoir pu me rembourser de son vivant, m’a offert quelques années durant son inestimable complicité.

Ce deuxième volume, en sédimentation provisoire,
est également en libre consultation ici même.

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