15 septembre 2010
[Allergie à l’air du temps — Roms & Chinois, chiffonniers sans visa.]

Déloger aux aurores des familles entières de  Roms de leur camp d’infortune, à Montreuil comme ailleurs, ça fait un sacré bail qu’on a dû s’y habituer. Détruire leurs cabanes, labourer au bulldozer le terrain vague où il bivouaquaient, rendre impraticable cette friche vallonnée de gravats  et la laisser en jachère spéculative… des années durant s’il le faut, tant que la mauvaise herbe des nomades n’y repousse plus, c’est le train-train quotidien de tous les Manouches non-sédentarisés. Pendant ce temps, l’hypocrisie politique bat son plein, les gentilles municipalités de gauche et le méchant préfet de droite se renvoient la patate chaude : c’est pas moi, c’est l’autre.

Quant aux expulsions, c’est un trompe l’œil statistique qui ne date pas d’hier  –modestement défrayées entre 100 et 300 euros par tête brûlée de Gitan(e)s récidivistes, s’ils acceptent le retour en charter –, ça a commencé sous d’autres ministres de l’Intérieur, Vaillant et Chevènement avant Hortefeux, sauf que désormais ces Roms étant citoyens européens à part entière – et même indo-européens de plus longue date que nos si récents États-Nations –, alors la criminalisation systématique de leur incurable nomadisme se complique. Et comme chaque année la chasse aux Roms représente presque le tiers des reconduites à la frontière, on craint en haut lieu que ça fasse un manque à gagner dans le bilan sécuritaire.
D’où l’hypermédiatisation, cet été, du «problème», non parce qu’on imaginerait le «solutionner» par une répression effectivement accrue, mais plutôt parce qu’on tente de faire sauter les derniers verrous juridiques qui, pour mieux protéger la Forteresse européen, risquent paradoxalement de dépénaliser un flux migratoire. Plus facile d’ouvrir des camps et d’interner en masse – de la Libye au Maroc –, des exilés économiques extracommunautaires, que de gérer nos pauvres « de souche ». D’autant que ces drôles de gens du voyage sont trois fois plus nombreux hors de leur pays d’origine – Roumanie, Bulgarie ou Hongrie –, que sur la terre où le hasard de leurs pérégrinations les a fait naître. Renvoyer l’apatride dans « son » pays, c’est pire que le mythe de Sisyphe, peine perdue pour les adeptes franco-franchouillards de la tolérance zéro, et double peine pour ces éternels déplacés. La surenchère xénophobe de ces derniers mois n’y changera rien, ni les indignations de circonstance d’une certaine gauche qui pratique sur le terrain la plus hypocrite des cogestions répressives avec les objectifs de la Police nationale.
La preuve, ça se passe très mal, mais sous silence, chaque week-end, aux franges limitrophes du vingtième arrondissement parisien et du département de Seine-Denis, à deux pas des Puces officielles de Montreuil, non loin des Mercuriales, les fameuses twin towers qui bordent le périphérique extérieur, côté Bagnolet. Du samedi au lundi, sur les trottoirs de l’avenue de la République, des revendeurs non-patentés installent tout un bric-à-brac de fringues, objets et ustensiles qu’ils ont acheminé là dans des sacs Tati, des poussettes crevardes ou des caddies empruntés aux supermarchés du coin. Parmi ces chiffonniers des temps modernes, qui font commerce des rebuts de troisième main et autres occases chinées dans les poubelles, les Roms ont longtemps été majoritaires – sans compter les ferrailleurs spécialisés dans la récupération des métaux. C’est leur gagne-pain ancestral, leur façon de recycler aussi notre logique marchande sans y participer vraiment. Marge volontaire et survie misérable, c’est tout sauf une question « ethnique », les clochards d’antan s’accommodaient tant bien que mal du même genre de contradictions, dénoncées à l’époque comme «anti-sociales».

Plus récemment, ces refourgueurs à la sauvette ont été rejoints par des sans-papiers chinois, les plus précarisés sans doute, après remboursement de leur dette, ces années de travail gratuit qu’ils doivent à leurs compatriotes et néanmoins négriers. Quant à leur «clientèle» de passage, vu les prix imbattables qui se négocient à vingt centimes près, on y compte beaucoup de working poors africains ou du Magrheb, avec ou sans carte de séjour, du moment que la pression étatique – soit la carotte, soit le bâton – les oblige à bosser en deçà du salaire minimum.

La mise au pas de ces braderies informelles a commencé vers 2005 aux Puces de Saint-Ouen, toujours sous les mêmes prétextes : désordre sanitaire sur la voie publique, concurrence déloyale envers les boutiquiers officiels, présomption de recel d’objets volés ou de reventes de produits illicites. Mais un début de résistance a freiné les contrôles et intimidations des zélés de la Préfecture, donnant lieu à un arrangement forcément bancal entre les municipalités concernées (labellisées de gauche ex-plurielle) et un collectif de revendeurs qui avaient eu la bonne idée d’exhumer un mot presque oublié pour remettre leur lutte à l’ordre du jour: «Les biffins se rebiffent !».

Depuis quelques mois, c’est maintenant ledit «Marché Libre de Belleville» qui est dans le collimateur. Rondes de voitures de police (nationale ou municipale), intervention brutale de civils, arrestations de sans-papiers dans les parages immédiats. Aux puces de Montreuil, en mai dernier, une manifestation a même défrayé la chronique, mêlant des notables à écharpe tricolore, des marchands puciers et des riverains excédés. Suite à ce rassemblement du petit commerce outragé, un commando d’une vingtaine de cagoulés ont chargé, cogné et gazé les biffins sans défense. On a prétendu qu’il s’agssait d’une bande de jeunes lascars d’un immeuble avoisinant. C’est bien possible, mais disons que ni les autorités ni les force de l’ordre n’ont rien fait pour les empêcher de «pogromiser» du Rom et de «niquer» de l’Asiate, ni de regretter par la suite cet enchaînement de réactions xénophobes en chaîne. Au contraire, les événements récents – y compris une violente charge de CRS, il y a une dizaine de jours –, forçant les chiffonniers à déballer puis remballer leur vrac d’une heure à l’autre, les poussent en outre à se replier sur le pont Cartellier surplombant le périphérique. En les confinant dans cette zone – celle des anciens Fortifs où les parias, bannis et autres sans logis avaient déjà élu domicile –, on les confine dans ce non-lieu limitrophe, on s’en débarrasse même provisoirement dans un espace de relative invisibilité.

Il n’empêche qu’à l’heure des plus sordides sou-entendus xénophobes – quand la droite au pouvoir cible et essentialise en la figure du Rom une sorte d’étranger ontologique –, ce sont les élus locaux de la gauche humaniste qui, la main sur le cœur, font le plus sale boulot, en sous-main justement. Parce que priver les Roms de l’essentiel de leurs activités alimentaire, tarir à la source leurs si maigres revenus, c’est au plus infime du quotidien leur rendre la vie impossible. Leur dénier le droit de tirer subsistance du recyclage de marchandises usagées, de grappiller les miettes d’une abondance toujours plus injustement redistribuée, revient à les priver de leur principal mode d’existence, à les expulser d’eux-mêmes plus concrètement encore qu’en les raccompagnant à la frontière. Quant aux vieux préjugés de la fin du XIX siècle contre ces «prolétaires en haillons» (lumpen-proletariat) – tous malfaiteurs associés d’une sous-classe forcément «dangereuse» –, il y a fort à parier qu’ils vont faire du chemin dans les esprits. En éradiquant la mendicité dite « agressive » et la brocante sauvage, les belles âmes auront trouvé une façon commode de faire taire leur mauvaise conscience:
— Mais ils vivent de quoi, ces Tziganes?
— De rien…
— Alors leur misère, ils l’ont pas volé…?!

PS: Une affiche, «Contre la chasse aux pauvres», est apparue récemment, de part et d’autres du périphérique, Porte de Bagnolet.
On peut aussi la lire ici.

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