12 janvier 2015 [Victimes et profiteurs collatéraux du massacre ciblé de Charlie Hebdo —
Quelques réflexions sur les événements en cours.]
La mise à mort de la rédaction de Charlie Hebdo réclamée de longue date par des sectes salafistes et exécutée par deux recrues françaises du Djihad est immonde. Et ce n’est pas trahir mon émotion solidaire que d’énoncer ici un sentiment de gêne discordant : ces dix dernières années, il m’a semblé que Charlie hebdo, ce joyeux fanzine de l’anticléricalisme franchouillard a connu une évolution parfois douteuse et fait une fixette sur l’islam (moquant pêle-mêle ses us, coutumes et dérives intégristes), cette focalisation satirique prenant un tour d’abord salement obsessionnel puis franchement écoeurant. J’avais d’ailleurs consacré un long billet à cette inquiétante dérive, en septembre 2012, sous ce titre : « De l’autodérision subversive à la monomanie caricaturale. »
Ce n’est pas renier une émotion solidaire que de rappeler aussi dans quel contexte intellectuel nauséabond ces assassinats ciblés (et leur redoublement antisémite) se sont inscrits : entre autres, la campagne promotionnelle du dernier livre de Michel Houellebecq. En l’occurrence, un tir groupé médiatique d’une ampleur inédite pour un livre, Soumission, dont le scénario de politique-fiction valide implicitement la thèse du « grand remplacement » échafaudée par l’écrivain identitaire Renaud Camus et vulgarisée à très grand tirage par le pitre misogyne Éric Zemmour. De quoi s’agit-il ? D’un délire complotiste jouant sur le péril démographique d’une France submergée en secret par son immigration arabo-musulmane (naturalisations et allocations familiales aidant). Avec à brève échéance (une génération), la substitution d’un « peuple » par un autre, les petits blancs déchristianisés se découvrant soudain minoritaires et soumis à la loi des nouveaux arrivants, les masses d’obédience islamique (sorties de leur trompeuse clandestinité). Or, c’est bel et bien la source d’inspiration implicite du best-seller houellebecquien, sa clef-de-voûte insidieuse – justement dénoncée par quelques critiques littéraires à rebours d’une complaisance médiatique sans précédent envers ledit opus.
Quel rapport me dira-t-on ? Primo, la montée en puissance du bruit de fond islamophobe n’est pas une vue de l’esprit, mais un des effets collatéraux majeurs des politiques de la peur qui gouvernent nos sociétés. Et cet état de confusion mentale était à son comble, mercredi dernier, après plusieurs jours d’omniprésence audio-visuelle de Michel H., ce faux-prophète de malheur. Deuzio, dans le dernier numéro de Charlie hebdo cohabitaient une caricature de couverture peu flatteuse de l’auteur suscité et un éloge appuyé de son brûlot islamophobe par un des éditorialistes. Dire cela, ce n’est en rien révéler un lien de cause à effet ni excuser ces meurtres injustifiables, c’est souligner qu’à tout le moins l’équipe rédactionnelle de ce journal manquait de vigilance anti-fasciste (malgré sa culture libertaire d’origine) en ne dénonçant pas unanimement le discours raciste sous-jacent de Soumission. Bref c’est constater que, sur ce point précis – la vulgarisation insidieuse des discours arabophobiques – Charlie hebdo était assez conforme à l’air du temps, alimentant sans garde-fou ni discernement la confusion des esprits.
Ce n’est pas désavouer une émotion solidaire que de remettre en outre sur la table quelques données géopolitiques : l’offensive djihadiste actuelle (bien réelle) n’est nullement le signe annonciateur du « choc des civilisations » espéré par certains idéologues de la droite évangéliste étazunienne (ou d’une « guerre de civilisation », agitée comme un chiffon rouge par l’ex-président Nicolas S. au cœur de l’immense rassemblement de dimanche). Répétons-le, aujourd’hui plus que jamais, il ne s’agit pas d’un choc impérial entre un Occident affaibli parce qu’en crise d’identité et le futur Califat islamique unifié du Magrehb au Moyen-Orient, mais d’un combat qui fait rage depuis des décennies au sud de la Méditerranée, les premières victimes de cette lutte idéologique étant des musulmans plus ou moins pratiquants qui se comptent par centaines de milliers (de l’Algérie durant la « décennie noire » aux récents éradication de Daech en Irak et en Syrie). Faut-il avoir la mémoire courte pour oublier d’ailleurs que dans nombre de ces pays, le Printemps arabe a représenté un acte d’insoumission d’une bravoure et d’une lucidité inouïes en ouvrant la lutte sur deux fronts, contre les dictatures militaires (soutenues par nos gourvernants) et contre la fausse alternative du rigorisme intégriste. Et que ces peuples sont toujours à l’heure qu’il est entre le marteau et l’encume. Bref, on gagnerait à se souvenir que la ligne de fracture n’est pas civilisationnelle, mais bien politique et que, dans les rues du Caire ou de Tunis, la nouvelle génération des caricaturistes contestataires ne s’y trompent pas, eux, ils savent que les salafistes de toutes espèces, sont des ultra-conservateurs fascisants, leur bête immonde à eux, comme nous avons la nôtre…
Ce n’est pas abjurer une émotion solidaire que de m’inquiéter de l’ambivalence des points de vue qui peuvent coexister derrière le mot de passe #JeSuisCharlie. Non que je mette en doute un instant la sincère spontanéité de ce cri de ralliement, pour la liberté d’expression (d’accord, bien sûr), contre l’instinct de mort de l’intolérance (certes), mais qu’on peut également y sonder une union sacrée de façade qui risque de noyer trop de poissons dans la même nasse. Pour ma part, je veux bien rire aux larmes ou pleurer les morts, mais pas en n’importe quelle compagnie. C’est pourquoi, j’ai manifesté hier, sans porter de sticker, ni d’affichette #JeSuisCharlie, mais en brandissant sur un modeste écriteau de carton ce programme minimum : « CONTRE TOUS LES FASCISMES, DJIHADISTE OU LEPÉNISTE. » Qui m’a d’ailleurs valu les sourires amicaux de beaucoup et une légère désapprobation entrevue dans le regard de certains. Désolé donc, mais il sera difficile (et dangereux) de nous contenter longtemps de ce degré zéro de l’énonciation (#JeSuisCharlie) qui, il faut bien nous l’avouer, est à l’image d’une dépolitisation alarmante des consciences. Derrière l’unanimisme émotionnel, chacun devra bientôt se rappeler que nos propres fanatiques identitaires sont là, en embuscade, à la périphérie mentale du Front National, prêts à tout pour surfer sur cette vague d’indignation, et qu’il est urgent de s’en dissocier dans la rue et dans les têtes.
Autre signe de cette dépolitisation, et non des moindres, l’imprégnation profonde du scepticisme complotiste circulant parmi l’arborescence des réseaux sociaux. Et depuis quelques jours, la chose a enflé dans des proportions effarantes. Certains voudront y diagnostiquer l’emprise des œillères islamistes chez les Djeunes-de-banlieue-issus-de-l’immigration (en un seul mot stigmatisant), or que ce phénomène est bien plus large et touche à des degrés divers l’ensemble de la nouvelle génération : le remplacement de l’esprit critique engagé (et ses polémiques de fond) par des réflexes paranoïaques-critiques – « on » nous cache tout, « on » nous ment, « on » nous manipule. D’où la difficulté durable de désarmorcer la popularité diffuse de la sphère Dieudonné & co, jouant sur tous les tableaux de la provocation victimaire et du conspirationnisme permanent.
Cet ultime symptôme de la confusion mentale qui nous guette devrait nous servir de leçon. Il n’est que temps de réoccuper l’espace politique et de réinvestir, loin des faux-débats de « l’intégration » éthnico-confessionelle, la question sociale de nos conditions d’existence. A cet égard, la lutte contre la précarisation généralisée, qui mobilise les énergies en Grèce ou en Espagne, est plus que jamais à l’ordre du jour. Il n’est pas d’autre moyen pour tarir à sa source les stratégies du pire qui nous menacent, celle des nazislamistes comme celle des fachos White Power, bref celles du ressentiment morbide contre des boucs émissaires désarmés.
12 janvier 2015
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