10 octobre 2018
[Souviens-moi, et cætera —
De ne pas oublier… la suite.]


Et voilà que ça continue, quatre ans et demi après la sortie de
Souviens-moi, d’autres lacunes fragmentaires qui me reviennent en mémoire, alors autant mettre en partage ces pièces manquantes quelque part, là où tout a commencé, sur ce pense-bête, non pour préméditer un tome 2, juste pour laisser ce chantier à ciel ouvert…

De ne pas oublier que plus de trente ans après la catastrophe de Tchernobyl, les gros mammifères (élans, cerfs, sangliers, loups) ont proliféré, donnant à cette zone d’exclusion radioactive, un faux air de réserve naturelle, même si, à y regarder de plus près, outre la raréfaction des hirondelles au printemps, décimées par les effets du césium 137, on observe que les toiles d’araignées d’ordinaire tissées selon la distribution homogène de leurs fils de soie suivent désormais une trame décalée, irrégulière, incomplète, comme dans les expositions d’Art Brut ces dessins reproduisant à l’infini un certain désordre psychique.

De ne pas oublier que j’ai attendu plusieurs décennies avant de me pencher sur le sens du mot procrastination qui m’avait toujours fait penser, selon une intuition homophonique, au bruit d’une mâchoire mastiquant une crevette non décortiquée.

De ne pas oublier que, posé sur la chaudière trônant au milieu de la cuisine, le petit tonneau en céramique où gisait une mer de vinaigre m’a inspiré depuis la nuit des temps de mon enfance un effroi mêlé de fascination face à ce semblant de méduse sanguinolente flottant en surface, sitôt le bouchon ôté, spectacle qui par association de hantises s’apparentait à mes yeux au reliquat d’une fausse couche maintenue là, au secret.

De ne pas oublier que lors d’un voyage familial au Mexique, l’ingestion d’un tacos renfermant des huîtres déjà mortes sous une sauce suspecte m’avait valu huit jours de tourista carabinée et allégé de quelques kilos au retour de ce périple archéologique d’une toilette l’autre.

De ne pas oublier qu’écrire ça revient à interrompre son propre flux de conscience pour mieux en imiter le cours détourné.

De ne pas oublier que lors du même séjour familial à Mexico, nous avions été contraints de suivre toutes les étapes d’un pèlerinage politico-muséal, devant telle fresque de Diego de Rivera, puis tel tableau de Frida Kahlo, puis face à la maison rouge de Trotski , ce fameux exilé bolchevique assassiné d’un lâche coup de piolet par un ignoble agent double missionné par l’odieux despote Staline, etc., alors que partout sur les murs je voyais fleurir des affiches ou des slogans majuscules vantant les mérites d’un Partido Revolucionario Institucional qui semble-t-il monopolisait ici le pouvoir depuis des décennies, d’où cette question posé à notre guide suprême, alias mon père, si fier d’avoir été dissident trotskiste au début des années 40 : « Ben dis, papa, ça a l’air super-chiant ta révolution permanente ? »


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