10 janvier 1992
[Journal de bord — Extraits.]

Retour de mini-vacances à Belle-Île. Mer calme, soleil d’un beau fixe. Tours et détours de l’île peu déflorée par l’obscénité immobilière. Falaises, plages secrètes, grottes, sable immaculé ou presque. Luxe, calme et volupté, quoi ! si ce n’était le terrible ressentiment du violoniste Michel L., litanie enveloppante, brillante et poisseuse à la fois, qui n’a pas cessé de faire écran. Dommage pour lui d’abord qui n’arrive pas à sortir de son trou noir, qui s’accroche à mille rancœurs pour mieux s’enfoncer : guerre d’Algérie omniprésente, remords douloureux qui lui reviennent du fond des djebels insurgés. Côté face, l’ancien combattant, fils de capitaine de bateau, frère d’un raté de l’Indo… Côté pile, le lecteur médusé de Giono et Miller, l’ancien 68-tard, l’ami du situ J.-P. Voyer. Et, comme chez Céline, mais sur son versant breton et dionysiaque surtout, un antimilitarisme d’ancien combattant, c’est-à-dire un monstre hybride de médailles et d’insoumission, un pacifisme au forceps, un gauchisme post-traumatique, pris dans ses contradictions non pas oiseuses, mais des contradictions qui poursuivent la guérilla vécue paradoxalement du mauvais côté, en Algérie (à cinquante mètres d’une salle de torture en l’occurrence) par un tangage moral, politique, éthique, une houle verbeuse amoureuse de son propre naufrage. Et, comme toujours, à l’horizon, un bon abcès antisémite qui purule surtout après minuit quand la bouteille de whisky ne soigne plus les mirages que par d’autres mirages : celui des violonistes juifs coalisés. Une bonne leçon de célinisme appliquée, sauf qu’ici, la haine de la vieille bourgeoisie droitière bretonne le préserve de toute dérive fascisante. Une épure d’antisémitisme donc, à fond de cales, furieux, mais qui sait ce qu’elle est, un défouloir commode, un kyste qui se préserve de toute infection. Si, par malheur, Michel perdait ses doigts, sa compagne et tombait dans la misère qui l’attend au coin du bois, alors personne ne pourrait plus répondre de rien. Le pus sortirait par litres entiers. Il faut laisser les Dieux danser, les fureurs jouer, les phantasmes rendre leur libre son, sinon la part morbide du divin passe à l’acte. C’est fou comme l’ambiguïté de Nietzsche est exemplaire, le cul toujours entre les bacchanales du vin et du sang, de la musique et de l’élite, cette drôle d’impasse qui mène l’artiste à la Kommandantur, et très précisément, la mélodie à la litanie, le rythme au pas cadencé, (comme chez Céline les « bagatelles », les « rigodons » et les « guignols » au « massacre »). Transfert d’énergie, on dit souvent; plutôt un problème de passage à l’acte. Quand l’acte de création, l’Acte d’écrire, d’inventer, de jouer, tous ces actes de pensée ne sont plus considérés comme tels et que seule l’action sous sa forme grégaire, ramenée à sa matrice militaire, est valorisée, alors c’est foutu, toute la force qui s’exprime dans la pensée en mouvement de l’art, transmigre vers les champs de bataille du pouvoir et de la guerre.
C’est dans les livres de Deleuze que j’ai eu l’intuition de ça, de cette transmutation des « pulsions » à partir d’un malentendu : l’action vue sous son angle exclusivement et ostentatoirement physique et massive et ignorée dans sa forme langagière, poétique, onirique et tous les etc. qui s’imposent. Nouveau danger à venir : l’action qui commence à arborer un nouvel emblème, une forme exclusivement juridico-financière. Nouveau brouillage, non plus par le culte militaro-techniciste de la production, mais par le culte, plus aliénant évidemment, de l’action en justice et de l’action des flux monétaires. D’une certaine manière, on a gagné en intelligence, puisque ces nouvelles actions à la mode sont au moins des fictions vraies, certains peuvent donc comprendre que l’acte de parole a autant d’effets que la rixe ethnique, que le combat de rue ou la bataille rangée, mais le drame pour l’art (même le mot commence à puer du bec) d’aujourd’hui c’est qu’il doit se trouver en territoire propre, un champ d’extension hors de ces fictions productives, qu’il n’a plus de place pour exprimer son mentir-vrai (expression géniale du stalino-poète Aragon), pour le distinguer de l’économie des actions fictives rentables. Il était difficile d’expliquer un acte gratuit à Goebbels, c’est peut-être encore plus difficile de le revendiquer de nos jours, maintenant que les apprentis-Goebbels du Capital-flottant ont résorbé en eux toute l’abstraction créative. Le Verbe déplace des montagnes, mais dans son Plan d’Occupation des Sols, il n’y a plus de friches, de jachères, de nouvelles frontières, de cases vides, de mers mortes. D’où le devenir-squatteur des peintres à Paris, par exemple, devenir lui-même récupéré dans un nouveau cycle de spéculations immobilières, et ainsi de suite. La parole est à reprendre, mais tous ses lieux sont piégés… reste une parole qui aurait déjà son territoire à l’intérieur d’elle-même ?

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