09-16 mars 2000
[L’invité de la semaine — Les Inrockuptibles.]

Mercredi
Embouteillage place Clichy. Rien que de très ordinaire si un homme n’était couché sur la chaussée, bloquant deux autobus de front. Du trottoir, quelques lycéens l’encouragent, tandis que le gisant (ni ivre mort, ni en surdose de rien) répète inlassablement cette seule phrase : Arrêtez tout.
Pleins gaz en mobylette jusqu’au Louvre. Au feu rouge, j’aperçois l’automate (redoré en sphinx éternel) qui gagne sa vie sur l’esplanade en faisant le mort devant la queue interminable des touristes. Comme chaque jour, vers midi, il prend sa pause, une Marlboro au bec. À ses pieds, un petit carton : Record de fixité : 3 heures 37 minutes.
Ensuite, course improvisée jusqu’à l’Odéon avec deux coursiers en vespa.
Je leur prends 50 mètres rue des Saints-Pères avant d’être grillé in extremis.
À la prochaine.

Jeudi
M. Chirac et Mme Trautman inaugurent le Salon du Livre. Leur temps presse. Les voilà déjà au Village du e-book. Et tant pis si, pour lancer leur nouvelle game-boy, les Havas & Cie ne cessent d’autodafer verbalement le « support-papier ». Ces ignorantins, n’ayant jamais bossé huit heures de suite sur écran, peuvent à peu de frais nier l’évidence : il est impossible de lire un contenu rédactionnel de plus de trois pages sans le tirer sur papier. Bref, l’un ne peut aller sans l’autre, la page virtuelle en cristaux liquides sans sa soeur jumelle, celle qu’on peut froisser ou biffer, en pâte à mâcher solide. Entre le techno-jeunisme et la nostalgie de Gutenberg, les faux débats ne vont pas manquer. Mais tandis que je m’énervais tout seul, parmi badauds et courtisans, un type s’est mis à foncer vers le triple cordon de vigiles : « À bas les illettrés de la classe dominante ».
C’était assez gênant de voir cet inconnu me ventriloquer en direct la phrase qui venait de me passer par la tête. Vite mis à l’écart, il a disparu avant que j’aie pu vérifier un détail qui me troublait dans sa physionomie. Il portait mes lunettes. Pire encore : un blouson abîmé aux mêmes endroits que le mien. Pourtant, j’ai un alibi en or. On m’avait déjà noyé dans un cocktail moins mondain qu’il n’y paraît : un litre de jus de tomate, un zeste de sel de céleri et pas mal de vodka.

Vendredi
Jour sans.

Samedi
Louise, six ans tout juste, rivalise de grimaces pour dérider son petite frère,
Lucas, six mois à peine. Fou rire réciproque, le premier entre eux.
Une heure plus tard, de plus belle. « Alors c’est ça que ça veut dire l’amitié ? »

Dimanche
Sur un mur de la Cité Victor, à Amiens : Ta mère, je la travaille. Spécial dédicace aux Emplois-Jeunes de la ministre des Basses Œuvres Sociales, Martine Aubry.

Lundi
Un rêve éveillé, et réciproquement. Nous sommes en 2010. Vivendi et le Dalaï-Lama ont parachevé leur alliance mondiale : New Age & Cie. Grèves sauvages et guérilla de rue battent leur plein Ce soir, la place de la Réincarnation (ex-République) est noire de monde. Un drap blanc sert de bannière de fortune : « Le bouddhisme ne passera pas ». Les premiers cris fusent : « Delerm, Bobin, assassins ! », « Ni yin, ni Yang, ni zen, ni schizophrène ! », « Le nirvana ne passera pas par moi ! », « Coelho-métro-dodo ! ». Une rumeur traverse la multitude, stopée devant le magasin Tati par six cordons de bonzes oranges aux crânes rasés : le ministre de l’Intériorité et de l’Échangisme, Michel Houellebecq, aurait présenté sa démission avant de se réfugier dans un Lamasserie mixte. Un « youpi ! » infantile parcourt la foule comme un frisson prometteur. Certains jouent déjà au Lego barricadier. Merde, mon radioréveil vient de prendre la parole.
Fin des émissions nocturnes. Dommage.

Mardi
Salut maman.

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