8 décembre 2011
[Texticules et icôneries — Trahison simultanée.]
Faux amis à la croisée des chemins.
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8 décembre 2011
[Texticules et icôneries — Trahison simultanée.]
Faux amis à la croisée des chemins.
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6 décembre 2011
[Rumœurs à la chaîne
& légendes urbaines
— (suite sans fin).]
Sûr qu’il a dû mourir depuis, sinon ça lui ferait presque 80 balais, 200 kilos sur une chaise roulante, et du côté cardio-vasculaire c’est pas viable à moyen terme, en plus des risques d’overdose à la cortisone, n’empêche les obsèques officielles, l’été 77, ça tenait pas debout, fallait voir la mise en scène, avec juste son mannequin en cire dans le cercueil, super réfrigéré pour pas que ça fonde à cause de la canicule, les rouflaquettes d’Elvis qui se décollaient, les sourcils aussi, tout postiche, non c’était total bidonné leur show, surtout que la semaine suivante, on sait qu’il a fait envoyer une rose rouge à sa dernière chérie, lui il s’était fait la malle deux heures avant la cérémonie, les fans ils ont tous vu l’hélico qui a décollé de l’hôpital, direct à l’aéroport, un billet payé cash par John Burrows, un de ses prête-noms habituels, et puis ni vu ni connu à Buenos Aires, pressé de disparaître le Presley parce qu’il était en dette avec les maffieux du Klan de la Fraternité, et que ça tournait mal, déjà un contrat sur sa tête s’il banquait pas un maximum, gros chantage, alors comme ni le FBI ni la CIA ont jamais voulu démentir les soupçons, déjà c’est louche, surtout qu’après le suicide d’Hitler dans son bunker, ils ont passé quinze ans à vérifier toutes les pistes pour voir si c’était pas du bluff, mais là justement, aucune enquête, rien, normal vu que c’est eux qui avaient organisé l’exfiltration en Argentine, comme pour Eichmann ou Barbi, même si a priori ça n’a pas grand-chose à voir, question méthode c’était idem, et ensuite, été 77, rappelez-vous, les dates concordent, le vieux rockabilly enterré vite fait, et top synchro ça passe direct au punk, la grosse arnaque média pour relancer le bizness, en fait le King, lui, ça l’arrangeait qu’on jette l’idole aux oubliettes, plus on le conchiait mieux il coupait les ponts, ça faisait diversion, du moment que ces petits branleurs british se cassaient la voix à gueuler No future, avec gros larsen pour les gogos, lui, le born again christian, il devait bien se marrer du fond de sa planque argentine, piscine chauffée et T-bone à volonté, en prêchant son petit credo façon gospel : Elvi’s not dead.
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30 novembre 2011
[Texticules et icôneries — La dette dans le sac.]
Pour solde de tous compte sociaux.
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25 novembre 2011
[Souviens-moi — (suite sans fin).]
De ne pas oublier qu’à force de collectionner les maladies infantiles, et leurs appellations horriblement savantes – scabiose galeuse, tænia saginata, gastro-antérite, varicella zoster, porotidite ourlienne, exzéma atopique, staphylocoque doré –, j’ai longtemps craint le jour fatidique où, en ayant presque épuisé la liste, je n’aurais plus d’autre choix qu’entre la peste et le choléra.
De ne pas oublier qu’en avril 2007, les théologiens du Vatican ont aboli d’un trait de plume l’existence supposée des « Limbes », ces centres de rétention entre le Paradis et l’Enfer où croupissaient les âmes des nourrissons décédés avant d’avoir eu le temps d’être baptisés en bonne et due forme, tandis que sur terre, d’autres autorités morales multipliaient les mêmes limbes, censées maintenir en éternel transit les migrants sans papiers entre leur pays de damnation originelle et l’Eldorado occidental.
De ne pas oublier qu’à peine la conversation engagée, je m’étais demandé qui se cachait derrière ce visage familier, à moins qu’il ne s’agisse d’un ami d’ami de trop longue date, d’un presque proche dont le foutu prénom devrait bientôt me revenir, sinon d’un sale con perdu de vue à juste titre, sauf que faute d’avoir réussi à lever le malentendu, autant continuer à lui sourire béatement, en opinant du chef, avant de prétexter une pause clope dehors ou une envie pressante aux toilettes, pour m’en aller voir ailleurs qui je suis.
De ne pas oublier qu’à partir de 1943 mon père ayant fait circuler sous le manteau des tracts bilingues prônant la désertion des « kamaraden » de la Werhmacht, ces appels à la fraternisation révolutionnaire lui ont valu d’être pourchassé tant par la Milice pro-nazi que par la Résistance « anti-Boche », et que cette légende familiale a dû m’initier très tôt à l’inconfort du libre arbitre, entre le marteau et l’enclume.
De ne pas oublier que l’infime tache de naissance qui s’est développée jusqu’à ma puberté au revers de mon épaule droite, pour rembrunir bientôt toute l’omoplate et se couvrir d’un épais pelage noir, ne m’est apparue flagrante qu’à un âge où je n’avais plus aucune chance de croire aux traîtres métamorphoses d’un loup-garou dans mon dos.
De ne pas oublier que, Patrick, dépisté séropositif en 1988, puis sidéen deux ans plus tard, avec un taux de lymphocytes T4 en chute libre, condamné à une mort prochaine, et même imminente d’après le pionnier des protocoles expérimentaux, s’est tellement vu crever à brève échéance que, une fois son cas désespéré devenu stationnaire, il a préféré se brouiller avec le moindre de ses proches, fuir à l’étranger sans laisser d’adresse, bref disparaître de sa propre existence antérieure plutôt que supporter en ses amis les charitables charognards d’un décès annoncé de trop longue date.
De ne pas oublier que, ayant pris l’habitude d’emprunter discrètement les clefs de la cave pour aller écrire mes poèmes six pieds sous terre, le jeune collégien que j’étais s’affabulait à voix haute dans le dédale souterrain des histoires d’enlèvement crapuleux, en endossant alternativement le rôle du séquestré et celui du rançonneur sans foi ni loi.
[La série des Souviens-moi ayant fait son
chemin par extraits sur ce Pense-bête,
on en retrouvera la somme remaniée et
augmentée dans un volume à paraître
aux éditions de l’Olivier en mars 2014.]
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23 novembre 2011
[Texticules et icôneries — Art pauvre.]
Entre les lignes, peu d’horizon.
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22 novembre 2011
[Photo-fiasco & co —
Déclics à retardement :
flou tendu & fond perdu.]
On aimerait parfois stopper net le film des événements pour photographier tel détail, portraiturer tel personnage, capturer sur écran telle situation, et figer leur incongruité magnétique. Faute de mieux, on se contente d’un petit déclic oculaire qui cadre, fait le point et zoome à la dérobée. Mais comme le temps réel a d’autres priorités, ces arrêts sur image se perdent en cours de route. À peine un laps de persistance rétinienne, et l’on n’y pense déjà plus. Mirages entraperçus sur le vif, aussitôt tombés dans l’oubli.
Sauf que certaines visions sont plus tenaces et finissent par refaire surface. Instantanés hors sol qu’on regrette de n’avoir pas su saisir au vol, faute d’avoir eu le bon réflexe et l’appareil à portée de main, même si l’idée ne vous en est venue que la minute suivante, le lendemain ou plusieurs années après.
Et soudain, l’occasion manquée de ce cliché-là se met à vous manquer vraiment. Photo fiasco, dont on voudrait pourtant garder trace, en creux, sur le tard, par défaut.
Premières tentatives de flash-back ci-dessous.
Un piéton d’origine africaine croisé sur un trottoir de Montreuil, dont le très ample tee-shirt arbore à hauteur pectorale une injonction en lettres blanches sur fond noir : EXPULSEZ-MOI, et, maintenant qu’il poursuit son chemin diamétralement opposé au mien, dos à dos, c’est trop tard, entre lui à moi, plus rien à voir.
Une bande de gamins en train de grimacer face au miroir déformant d’une expo d’art contemporain, sous le regard sévère de la gardienne chargée de faire respecter l’interdiction de flasher l’œuvre interactive, où ces gueules de sauvageons en cire fondue se reflètent insaisissablement.
Un aveugle tenu en laisse par son chien, à mi-chemin d’un passage clouté, boulevard Sébastopol, dont l’impossible regard, derrière ses lunettes noires, me tient en respect.
Le nuage menaçant d’un vol d’étourneaux dans le ciel crépusculaire, au-dessus de la gare Termini, à Rome, nuée noire qui change si souvent de forme qu’on peine à suivre les ensembles flous de sa géométrie provisoire, sauf à fixer une tache aveugle au bord de son évanouissement.
Une fontaine publique d’un vert défraîchi, dans une station de métro à ciel ouvert, Bastille ou Austerlitz, qui arbore un écriteau dont l’émail s’est écaillé, mais où se devine cet avertissement : EAU NON POTABLE, à travers les vitres sales et comme dépolies par l’accélération de la rame en partance.
Une colonie de chauve-souris tapie aux confins ténébreux de la grotte artificielle d’un zoo, dont même en imagination j’ai du mal à percevoir l’omniprésence, à moins que si, en surplomb ici là partout, raison de plus pour rebrousser chemin à l’air libre.
Un chauffeur-livreur surgissant de son camion frigorifique avec la demi-carcasse d’un bœuf sur l’épaule, tandis qu’un cycliste, obnubilé par le tas de chair et d’os en mouvement, perd l’équilibre pour m’éviter in extremis et fonce tête la première dans le monceau de viande froide.
Une Harley-Davidson qui, de très loin, sur la bande d’arrêt d’urgence, paraît en panne, mais non, alors qu’elle me passe sous le nez, puis s’amenuise dans le rétroviseur, la scène prend une autre signification : sur l’engin garé en catastrophe, le motard, jambes repliées de part et d’autre du guidon, corps avachi contre la selle à forte inclinaison, a suspendu le cours de son voyage en une sieste improvisée.
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20 novembre 2011
[Texticules et icôneries — Quitte ou double.]
Rouge sur rouge, rien ne bouge.
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16 novembre 2011
[Texticules et icôneries — Au bord du vide.]
Inverser son centre de gravité.
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5 novembre 2011
[Lectures en partage —
Extrait de Toi aussi, tu as des armes,
paru aux éditions La Fabrique.
Au départ, un drôle de pari éditorial de Éric Hazan, réunir neuf écrivains pour explorer les entrelacs, hiatus ou chemins de traverses du «Poétique et du politique». Ça a fini par faire un bouquin. Chacun y creuse son sillon, à partir d’une ligne de force théorique ou d’une mise en perspective plus fragile, lacunaire, ironique, expérimentale. De mon côté, j’ai essayé de partir d’un «je» intimiste pour le faire sortir de ses gonds à la première personne du pluriel. Ça s’est nourri de pas mal de textes que j’ai déjà mis en ligne ici-même, et de quelques photos en supplément.
De quelques points
d’intersection
1. Nuit des temps
Commencer par ce qui fait défaut, certaines inaptitudes élémentaires, lacunes précoces qui trouvent leur source au fin fond de l’enfance. J’ai eu très tôt conscience d’avoir une mémoire défaillante. Je peinais à me rappeler qui que quoi ou qu’est-ce. Je me souviens d’avoir eu du mal à me souvenir. C’est ça le bug primitif : se souvenir de n’y arriver pas. Nullité crasse surtout côté chronologie des faits & gestes. Sans parler d’événements censés me concerner intimement : dates de naissance de mes proches (père, mère & moi y compris), perte de mes premières dents de lait, mue du timbre de ma voix. Quant aux noms des maîtres d’école, nounous, docteurs, voisins, camarades de récréation, tous rendus à leur anonymat dès le lendemain, deux mois plus tard, l’année d’après. Impossible aussi de me représenter mentalement un arbre généalogique, de visualiser les liens mystérieux d’une parenté. L’espace-temps qui me file entre les doigts. Ou alors si, dès qu’un détail ressurgit, ça se délite illico par bribes de visage, effluves lointains, phrases tronquées, sans cohérence d’ensemble. Réflexe de base : repenser déclasser.
2. Personne à bord
Mémoire usuelle défaillante, c’est ma croix depuis tout gosse, et mon grigri. Débuter dans l’existence sans arriver à capitaliser les signes intérieurs du vécu, un genre de handicap qui sème le trouble, instille un sentiment de gêne et un soupçon de fierté à la fois. Amnésie quasi-native dont la légende, à force de s’enraciner en douceur, cultive aux tréfonds une sorte de no man’s land familier. Ensuite l’adolescence pareil, ça s’est passé en quatrième vitesse, tête en l’air au jour le jour, à brûler un tas de neurones et autant de vaisseaux fantoches. Et en aparté, à cette époque déjà, pas facile d’accepter le paradoxe :
— Bien sûr que je vis en moi, ça d’accord, mais comme si personne n’y habitait vraiment.
3. Premier haïku d’essai
Puissance de l’oubli
Insouci de soi
De repères point ou presque
4. Retour de flammes
Dix, quinze, trente ans après, il devrait y avoir prescription, plus l’ombre d’un doute. Et pourtant, ça m’est toujours périlleux de citer à coup sûr quel mois succède à tel autre, ou le précède, pareil pour les demi-saisons ou les jours de la semaine en anglais. Rétif au diktat des calendriers, selon bonne vieille formule incendiaire : « Les agendas au feu, la pointeuse au milieu ! » Incurable enfantillage qui me sert encore de non-boussole, de songe en creux, de vacance illimitée. Faute d’index fiable, on évite de se ranger ici ou là, on prolonge une délicieuse zone de confusion, sans identité biométrique ni mode d’emploi, face ou profil. On s’y perd à force de n’archiver rien dans l’ordre et on prend goût à ce foutoir innommable. Parce que toutes ces décennies passées au crible du coq à l’âne, des sédimentations incomplètes et des biffures aléatoires, c’est si brouillant qu’on y léviterait bien ad aeternam, dans ce état de plénitude à vide, jusqu’à ce que mort s’en suive. Sauf que, le seul instant présent à ses limites, il est plein de hantises tues, d’armes blanches et de trous noirs. On a cru pouvoir échapper aux chausse-trappes subconscientes, effacer le passif au petit bonheur la chance, refouler tout ce qui entrave l’aujourd’hui, se soustraire à l’échéancier carriériste, différer l’obtention du pedigree professionnel. Et ça fait tache dans le curriculum vital, mauvais genre, une fois franchi le cap fatidique, la date butoir, l’étape suivante.
5. Surmoi, off record
Dis donc, t’aurais pas oublié de passer au stade adulte. Avec remise aux normes temporelles : rétrospection, actualisation et projection de soi par soi. Parce que ta petite improvisation permanente, sans idée fixe, ni pronom vraiment personnel, sans début ni fin mot de rien, c’est pas viable à la longue comme modèle, aucune issue durable. On dirait un pseudo-programme poétique ou pire encore, une métonymie politique, alors que non, détrompe-toi, c’est qu’une tare psycho-spéciale parmi d’autres. Et dans ce cas précis, une tendance au narcissisme préindividuel, avec effet retard de lévitation amniotique. Qu’on baptise ça dyslexisme régressif ou communisme primitif, peu importe, ça revient au même, comme toutes les lubies de l’âge d’or, c’est la grande illusion perverse polymorphe. De la jouissance d’urinoir, à chacun ses petits besoins. Te laisse pas berner, ce style d’insouciance perpétuelle, c’est pas de nature politique ni de licence poétique, c’est qu’une maladie infantile. À moins que ça ne soit du gâtisme anticipé. L’éternel retour à la case départ. Des ombres chinoises qui vous trépanent la tête, à tort et à travers. L’Éden pour les hauts comme trois pommes. La preuve, n’importe quel bébé cadum, il sait même pas où que ça s’arrête son bras et la main de sa mère, du coup normal qu’il regrette toute sa vie ce lien commun, et qu’il délire ensuite sur ce doux leurre : l’hypothèse hallucinatoire d’un continuum d’humanité. Un seul corps de part et d’autre du miroir. Et pourquoi pas tous siamois au départ ? Sauf que c’est archi-totalitaire, ce type de fantasme originel. Arrête de babiller n’importe quoi, oublie tes manquements, solde tes monstres. Trouve-toi plutôt un destin à durée déterminée, avec développement personnel, CV sans peur ni reproche et business-plan pinéal. Debout là-dedans, reprends tes marques, arrête de te la jouer au conditionnel présent.
6. Deuxième haïku d’essai
Devenir quelqu’un
Horloge biographique
L’ordre enfin rétabli
7. Distinguo à gogo
Jusque-là, ça paraît simple, tout bêtement binaire, y’a qu’à peser le pour et le contre. Avant c’est l’avant et après l’après. Big Bang juvénile d’abord, trous noirs sur fond blanc ; et puis système solaire stabilisé, l’adulte mis en orbite. En deux temps distinctement successifs. Ou plutôt, deux façons de percevoir le temps en opposition frontale. Primo, état d’inactualité latente, secondo devoir de mémoire socialisée. Et attention à ne pas confondre. Irresponsabilité dispersive ou maturité décisive. Dilettantisme inconséquent ou mise à jour comptable. Et entre les deux, il y a une césure franche, un saut ontologique, une guillotine à bascule. Tête en l’air ou esprit de synthèse, faut choisir son camp, sinon la réalité tranchera à ta place. C’est comme ça, pragmatique, et toc ! Celui qui n’arrive pas à passer la frontière normative, il est mal parti : attardé perpétuel. Faut savoir changer de bord just in time, ou alors t’es sifflé hors-jeu, réorienté sous psychotrope ou puni sous le seuil de pauvreté volontaire ou ramassé en vrac sous une rame de métro. Bien fait pour ta gueule d’enfant gâté, t’avais qu’à pas rester exprès dans la cage dorée de ta jeunesse, fétichiste va, à papillonner au gré des non-événements, pire qu’en apnée dans le placenta maternel, tu finiras pendu au bout du fil ombilical.
8. Bêta bloquant
Sauf que non. Là, j’ai l’air d’avoir pris parti, et ça me met en porte-à-faux. J’ai l’air de regretter le Paradis perdu du bambin, de dénigrer l’esprit infernalement borné du citoyen majeur & vacciné. Un peu fastoche, non ? Innocent au départ, repenti à mi-parcours. Petit d’homme né libre, parce que dépourvu de conscience propre, et parvenu vieux con consciencieux une fois soumis aux flux tendus de l’initiation behavioriste, foutu rite de passage, l’examen de complète maturité, si scarifiant et gratifiant à la fois qu’on s’y laisse captiver à son insu. La faute à l’insidieux principe de réalité – un coup la carotte, un coup le bâton –, tandis qu’avant, croyez-moi sur parole, tout n’était que pure combinaison d’affects en apesanteur, chimère mi-carpe mi-lapin, parapluie sur table de dissection, marabout de ficelle, ensembles indéfiniment flous. Sous cet angle, ça donne l’impression qu’il suffirait de contrefaire l’enfant, sans interruption ni entraves, pour échapper toujours aux coercitions, mornes et étriquées, de l’âge adulte. Mais c’était pas ça, mon idée initiale. Ni le contraire d’ailleurs, ni la voie médiane, ni le dépassement des deux. Thèse antithèse foutaise. Sauf que certaines nuances m’ont échappé. Je me suis laissé piéger par la démagogie manichéenne. Entre les lignes, le ressort dialectique a repris le dessus. Pourtant j’ai cru que ça marcherait tout seul, le masque d’emprunt de la fausse naïveté. Quoique non, trop d’effet de style approximatif. À force de prendre le contre-pied de la doxa, il arrive qu’on se rende caricatural. C’est dit, même si je n’en tire aucune leçon.
9. Prière d’insérer
Autant profiter d’un fragment supplémentaire pour l’avouer tout net, l’expérience ici entamée est plus malcommode qu’il n’y paraît : se maintenir à égale distance du b-a-ba verbeux et du verbiage blablateux, par-delà poétique et politique, sans concours de métaphore ni détour d’aucune phraséologie, coincé dans cet entre-deux, à tenter d’élucider une série d’abstractions sensitives. C’est s’aventurer en terre inconnue, à moins de faire confiance à ce qui échoue à s’énoncer, d’un fragment l’autre. Les pièces égarées d’un puzzle. Tout ce qui résiste à sa propre démonstration.
9. Troisième haïku d’essai
Douter pas à pas
Se trahir par ailleurs
La faille jamais accomplie
10. Erratum in extremis
Désolé s’il faut revenir en arrière. Ce n’est pas l’enfance avec le grand E d’un Eurêka qui est en cause, cette enfance essentialisée comme creuset d’une liberté-égalité-fraternité à l’état naturel, avant que l’asphyxiante culture ne vienne tout gâcher, empeser, dépraver. Pour lever le malentendu, revenons au motif initial, à un certain souvenir paradoxal, la déficience à se souvenir. Un point faible au départ, dont j’ai fait le pari qu’il pourrait s’avérer d’une force insoupçonnée. Une faculté manquante donc, mais pas le déni traumatique dont on nous rabat les oreilles sur le divan, non, plutôt un déficit qui aide à se délester d’une programmation existentielle en deux temps cloisonnés, selon sa feuille de route fatalitaire – avec période de stage à l’essai puis embauche définitive, l’âge bêtement jouissif puis celui raisonnablement normatif, la pulsion précaire (avant) et le surmoi stable (après). Une aporie qui éviterait de subir cette césure fondamentale, la mutation à l’âge adulte par pure et simple adultération. Petit sauvageon advenu son propre maître. Comme s’il était écrit quelque part qu’on devait un jour sortir au forceps de sa préhistoire pour changer d’ère et s’adapter à une espèce d’humain standard. Et c’est bien grâce au peu d’attachement envers mes réalités antérieures que j’ai su ou pu ou cru passer outre l’examen de conformité. Non pas en regrettant les terrains d’aventure de ma jeunesse – disparus en quelque abîme de confusion justement –, mais en profitant du fait que si les règles du jeu social ont changé entre-temps j’ai dû oublier de m’en apercevoir ? Sans avoir à tricher beaucoup pour m’insoumettre au nouveau modèle, juste par inadvertance. C’est la tête percée en l’enfant que j’ai sans doute été, ce sablier égréné nulle part, et son pouvoir d’auto-dissolution, qui ont servi d’antidote, ou de garde-fou comme on veut, pour me transfigurer presque à l’identique – toujours aussi poreux, lacunaire, oublieux. Sauf que là, attention, ça devient vachement alambiqué à saisir, parce que ce qui n’a pas changé, au fil des ans, ce n’est pas tout à fait quelqu’un ni personne d’aisément identifiable, ni le simulacre d’un éternel ado, mais un noyau dur d’indifférenciation temporelle qui joue les prolongations. L’inchangé en question – alias le « je » qui me sert de siège social –, c’est un défaut d’origine, au sens propre et figuré. Un quasi non-être qui persévère à ne pas se rassembler, s’uniformiser, s’unifier sinon par intermittence. Une pseudo-personnalité de façade pourtant privée depuis perpète de fondations concrètes, de perspectives tangibles, bref de ces matières premières qui réconcilie le corps et la psyché. Une place en grande partie vacante que je suis censé occuper, un espace mental « éphémère et périssable qui se consume lui-même ».
12. Contre-exemple à l’appui
Le bout de phrase qui flotte juste au-dessus, entre guillemets, on le doit à Max Stirner, dans L’Unique et sa propriété (1844), un roman d’aventures conceptuel que j’ai dévoré au mitan de l’adolescence. En gros, je crois me souvenir qu’il démolissait toutes les formes de transcendances – superstitions socialiste ou démocratique y compris. Plus une seule araignée au plafond, ni dieu ni maître, ni même Autrui avec un grand A privatif, parce que ces autres-là, côtoyés un par un ou subis collectivement, ils risquaient de faire de l’ombre à l’autonomie de son ego sans égal. Le même Stirner concluait pourtant sa robinsonnade iconoclaste par ce curieux dépôt de bilan : « Je n’ai fondé ma cause sur rien. » Et justement ce « rien », pris au pied de la lettre, ça m’a laissé sur ma faim, à l’époque. Rien en surplomb, sauf que ce rien il se l’appropriait bizarrement. Tour de prestidigitation rhétorique, et vague sentiment de frustration du jeune lecteur abasourdi. Depuis quel néant abyssal parlait l’auteur de ce brûlot ? Cette question, je me la repose aujourd’hui. Vérifications faites, autant livrer la citation entière : « Je fonde ma cause sur moi, l’Unique, elle repose alors sur son créateur éphémère et périssable qui se consume lui-même et je puis dire : Je n’ai fondé ma cause sur rien . » Drôle de boucle ubuesque, vide complet et trop-plein à la fois. Les grandes baudruches métaphysiques crevées, et lui regonflé à l’hélium de l’égoïsme autoproclamé. Le ciel enfin déserté, et lui réapparu au sommet de cette vacuité. Il a tout fracassé alentour, en mille morceaux, à la seule exception du Moi indivisible. Et c’est là où ça coince, en ce camp retranché, l’unique bastion de résistance du philosophe néo-hégélien, son petit for intérieur assiégé. Même si ça sent les planches pourries d’un radeau amazonien, comme celui du dernier des conquistadors dans Aguirre ou la colère des dieux. Pourtant Stirner n’en démord pas, tête la première dans le cul-de-sac. Ce qui demeure, ôté de tout, le reste infinitésimal, c’est uniquement ça, une clef de voûte : le soi-disant soi. Ultime verrou qu’il n’a pas osé faire sauter – révolution capitalistique du xixe siècle oblige, alors que s’annonçaient les nouvelles frontières de la propriété individuelle. Dommage, mais je me dis qu’il n’est jamais trop tard pour « fonder sa cause sur rien », ou presque. Et à partir de cette fausse piste – le mythe mité du Moi souverain –, bifurquer ailleurs. C’est en cours, du moins je m’efforce d’essayer. Contre-exemple à l’appui. En constatant mon échec à isoler le lieu commun d’un vécu qui me serait propre. En me soustrayant aux légendes d’une identité unifiée. En supposant l’existence de bien d’autres éléments en moi que moi. Mais encore ? Et jusqu’à quel point ? Le point de fission du subjectif, là d’où ça part en tous les sens, flux de conscience composite, disparate, hétérogène, hanté par des absences invérifiables, des conduites étrangères, des emprunts mal différenciés. Un abyme d’altérité ou un vertige auto-fictif, il y a tant de façons d’aborder la faillite d’un tel sujet.
13. Quatrième haïku d’essai
Nulle issue que l’insu
Tant de corps étrangers
Dissemblables en soi-même
14. Rééducation sensorielle
Le patrimoine poétique, on nous en rebat les oreilles à l’école. La récitation, mains dans le dos sur l’estrade, un passage obligé, un rite d’initiation, un examen de contrôle. Par cœur jusqu’à écœurement. Pour vérifier quoi ? Que la mémoire est un muscle comme un autre. Qu’elle obéit à certains stimuli et renvoie bien son moule verbal sur commande. Et ça produit très vite son effet, de désincarnation. Sommé de mobiliser à la syllabe près le vrac émotif de tel alexandrin, ou d’un vers libre plus moderniste, on s’exécute, et un cadavre vous sort aussitôt de la bouche. J’en ai assez fait la catastrophique expérience, des nuits blanches à ne pas y arriver, à fourcher, intervertir, buter, déglutir, accélérer, ralentir, sauter, confondre, hésiter, reprendre, et puis zéro pointé. Exercice d’alchimie négative, quand tout y redevient langue morte, baratin de sacristie, messe basse devant le tableau noir. « Liberté, j’écris ton nom », et ta sœur ! Comme s’il fallait s’en purger une bonne fois pour toutes de ces irréalités analogiques, gavé puis bien débarrassé, après l’oral de sevrage. Et n’y revenez plus à cette forme désordonnée de sensiblerie. Petit perroquet, bientôt grandi, s’ouvrira à d’autres horizons, disons le stade adulte de la littérature : romans & cie. Encore la même césure qui ressurgit, trace sa ligne de partage existentielle, supervise le tri sélectif. Ranger l’ancien fatras des poèmes au magasin des accessoires et valoriser une fiction de chronologie, avec le début, le milieu et la fin d’une vraie histoire. D’ailleurs, ça n’a pas loupé, l’infantilité poétique, moi aussi, j’ai fini par m’en méfier, sauf qu’à force d’apprendre à la négliger, je me suis aperçu que c’était plus urgent que jamais d’y revenir quand même, par quelque tangente, de biais.
15. Contre-emploi de lecture
Dès mes premiers devoirs de lecture, à chaque roman au programme, j’ai dû sauter des pages, virevolter en diagonale, tricher avant terme, faire semblant de reconnaître les personnages, alors que bof, je m’attardais sur tel paragraphe, feuilletais la suite à saute-mouton, puis stoppais de nouveau, sidéré par tel passage, sans retenir aucun fil rouge dans le dédale ni me soucier du dénouement. Juste pour le plaisir inavouable d’avoir goûté un paragraphe par-ci par-là, une salve de répliques isolées, la conflagration d’une image dissonante. D’où quelques sanctions professorales, et par la suite, un malentendu complet avec l’espace-temps littéraire. Mais on se débrouille comme on peut, avec ses inaptitudes précoces : la narration balisée, ça me dépasse. Quoique j’ai tout de même dû en bouffer de la fiction au long cours, mais pour n’y grappiller que peu, en me cantonnant aux échappés belles, digressions torves, fulgurances vite bridées. Et tant pis pour la superstructure contextuelle et le bilan rétrospectif. Aucun sens du suspens, en quête plutôt de désorientation relative. Et surtout lâcher prise avant qu’une vision d’ensemble ne vienne m’obstruer. Pas exprès, rien de délibéré dans cette lecture à contre-emploi. Rien qu’une ruse puérile pour contourner l’obstacle. En traquant l’écart de langage infinitésimal à la source de n’importe quelle prose, en extrayant un reliquat de poésie hors-sol, ailleurs que dans son genre cloisonné, spécialisé, faisandé. Et ça n’a fait qu’empirer à mesure, au contact des rayons les plus obscurs de la bibliothèque familiale, franchement déconseillés à mon âge, au gré d’opuscules subversifs, de traités de psychanalyse, d’essais philosophiques. La Boétie, Stirner, Fourrier, Marx, Freud ou Nietzsche… tous lus par effraction hasardeuse, association d’idées, en un vrac intuitif sans queue ni tête. Et de proche en proche, ça s’est épanoui au grand air, vers la fin des années 70, à la découverte de tel graffiti sur un mur aveugle, des boniments en boucle d’un démonstrateur de foire au BHV, des effets indésirables listés sur la posologie d’une boîte de pilules contraceptives, du ricochet des slogans féministes hurlés en queue de manif, des promesses télégraphiques d’une carte de visite de marabout, des sous-entendus suggestifs entre putains du quartier, d’une enchère folle à la criée chez Drouot, des accroches de film X affichées le long du boulevard Sébastopol ou d’un florilège de définitions archaïques découpées aux ciseaux dans le Littré.
16. Rappel au désordre
De quoi se souvient-il, George Perec, à force de s’énumérer ? De menus réminiscences, « inessentielles » d’après lui. Portrait chinois de l’auteur dira-t-on, pour évacuer le problème, se rassurer et chasser la béance flagrante qui s’y profile. Parce que derrière cette collection de petites natures déjà mortes – où les objets de grande consommation et leur marque déposée tiennent le haut du pavé – n’apparaît qu’un état des choses interchangeable. Personne de vraiment mémorable, mais plutôt l’avis de recherche d’un absent quelconque. Une façon comme une autre de prendre la nostalgie à son propre piège, en ne lui laissant qu’un tas d’os à ronger, sans point de fixation incarnée. D’où l’effet déceptif d’un tel inventaire qui, sous ses airs nonchalants, tire discrètement les conséquences d’une esthétique du Moi en décomposition. Et tant qu’à refonder « sa cause sur rien », autant avouer qu’à l’intérieur du « je » post-néo-romantique – ce fantôme sensoriel –, il n’y a que du déjà vu, su ou lu en partage, juste des ersatz d’ego en pièces détachées, le bric-à-brac impersonnel d’un monde intérieur qui appartient à tout le monde. Aucune tête pensante, en marge ou en surplomb, mais des pensées qui nous outrepassent les uns les autres. Et ainsi que Leinitz imaginait ses drôles de monades « sans porte ni fenêtre » : de petits bunkers où se logent nos consciences cloisonnées, mais chacune en omniscience télépathique avec ses presque semblables. Chambres d’échos en multiplex direct live. Alors inutile de s’illusionner à écrire tout seul dans son coin, on revient toujours au même lieu commun d’où ça nous parle, cette zone trouble d’interactivité mentale. « General intellect » néologisait en son temps Karl Marx. Inconscient plus collectif qu’il n’y paraît. Et ce n’est pas le vœu pieux utopique d’un lendemain qui chanterait mieux en chœur. C’est déjà là en puissance, à l’unisson de chaque idée qui nous traverse l’esprit, consigné dans la mémoire commune de tout échange verbal, de chaque chimère nocturne en train se rêver, transindividuel depuis belle lurette. Un de nos rares points d’intersection. Il suffit de se disperser en soi pour s’énumérer à plusieurs.
17. Cinquième haïku d’essai
Et si tous en chacun
Va et vient réciproque
Que serait l’un sans d’autres ?
18. Transmutation généralisée
Tour d’ivoire mise à bas, littérature en miettes, passée au crible du plus trivial contemporain, de ses jachères extensives, inconséquentes, vivrières. Sous-cultures du dedans dehors, art brut en brèves et en bribes, sans plus se donner la peine d’aucune suture ni transition. Plus qu’un tas de citations anonymes, phrases orphelines, comme autant de vers blancs dépareillés sur le bout de la langue. Et ce foutu lapsus en guise de pense-bête post-avant-gardiste : « Tout est poétique ! » Rien de nouveau sous le soleil depuis Dada & Cie – les vases communicants du style de vie et vice versa. mais chacun selon ses moyens, par ses voix propres, en l’occurrence, aucune intention manifeste de ma part, ni profession de foi, juste un pas de côté, un regard qui à force de se décentrer saute une ligne, puis deux, délaisse le centre de la page, sort du cadre imparti, se contextualise au plus près du réel – de l’oralité profane jusqu’aux pires barbarismes dominants. Mais au terme d’un tel cut up généralisé, quand tout se découpe et recoupe en miroir, quand la parodie discordante des langues mineures et de la novlang totalitaire se repique et duplique à l’infini, il arrive que la logique du détournement… tourne en rond.
19. Défiance et illustration
Outre mon déficit mémoriel chronique dont il a fallu crever l’abcès – avec ses effets a priori indésirables et puis féconds par ricochet –, j’aurais pu citer d’autres inaptitudes précoces qui m’ont tout autant dérouté du droit chemin. Alors, s’il n’est pas trop tard, remontons une dernière fois à la source d’anciens flops, ratages, empêchements. Je me doute que c’est suspect comme démarche, parce que, de loin, ça rime à quoi cette lubie perverse, se vanter d’un syndrome d’échec à répétition. Qu’est-ce qu’on démontre à montrer ses béances cachées ? Son petit cas difficile pour une généralité. Un genre de névrose littéraire très prisée, la trauma pride, avec mode d’emploi analytique en filigrane : retour du refoulé, désir du manque, Œdipe so deep. Maladie sénile du freudisme, misère de sa vulgate autofictionnelle. M’en contrefous, c’est pas une raison pour empêcher qu’on en revenienne à certaines failles en suspens : mes déceptions et réticences juvéniles. Dès que l’esprit de sérieux s’en mêle, il est mal vu d’infuser trop longtemps. Qu’illico jeunesse se passe (de commentaire) et qu’on entre dans le vif du sujet. Sauf que, désolé, mais je n’ai aucune ligne de force théorique, que des points faibles à interpréter. Très concrètement, deux trois exemples soustraits à une enfance en pointillés. Face aux rivalités, challenge et récompense de chaque compétition sportive : moi c’était claquage, anti-jeu, abandon ; pareil avec le moindre examen de passage ou de contrôle continu : bouton de fièvre, impasse digressive, copie blanche ; sinon pire encore à l’approche des performances sexuelles que tout adolescent se doit d’arborer : préliminaires tardifs, évitement in extremis et acte manqué. Une fois établie la liste noire de tels trous d’air au démarrage, accidents relatifs et impuissances partielles, nous voilà bien avancés ? Tant de mauvais signes insignifiants qui ne mènent nulle part. À moins qu’on ne s’attache à leur trouver une dimension commune : un geste de défiance à peine esquissé. Parce qu’il s’y joue toujours la même leçon d’inconduite, le même écart de langage. Une inapte attitude en guise de réponse à la violence prescriptive, corrective, injonctive, non par esprit de confrontation mais d’aveugle démission. Rien de mûrement réfléchi dans pareil rejet, en conscience critique de qui que quoi que ce soit, aucune vocation à la rébellion argumentée, juste le réflexe préventif de (se) déclarer forfait avec, à ces âges sans pitié, le risque de supporter en retour l’ostracisme ambiant, de souffrir le martyre d’une cause déjà perdue. C’est décliné à l’infini dans chacun de mes bouquins, ce travers obsédant. On me somme, on m’enjoint, on me met au défi d’obéir… et là, un déséquilibre intérieur me voue à quelque sortie de route, position de repli, mise en sommeil paradoxal. On m’intime n’importe quel ordre, et c’est plus fort que moi : abonné absent. La preuve, on m’a commandé ici même un exposé d’esthétique subversive, et ça ne va pas louper : hors sujet. Ni (in-)disposition spéciale, ni (im-)posture singulière, je ne suis qu’un Bartleby parmi tant d’autres, quand on lui dit qu’il faut, du coup : faux pas.
20. Arrêt sur image
Le fameux «je préférerais ne pas…» du gratte-papier Bartleby face à son employeur, dans la nouvelle de Melville, a beaucoup fait gloser. Et si, pour une fois, on prenait cette répartie à la légère : une gaminerie du tac-au-tac qui joue de sa maladresse au premier degré. Parce que cette réplique en forme de cul-de-sac, c’est du Zazie tout craché, un pied de nez, une pirouette, un lapsus qui refuse d’opiner, d’approuver, d’acquiescer, mais en douce, pour se soustraire à un rapport de force inégal sans céder un pouce de terrain. Ni bravade ni reculade, juste un double jeu de patience et d’omission : « ni oui ni non ». Il a suffit d’un changement de ton, d’une fausse note pour que ça grippe la machinerie des énonciations ordinaires. La faute à l’énergie brute de l’immaturité qui ressurgit au moment où on l’attendait le moins, comme dirait Gombrowicz. On imagine les bras croisés et la moue boudeuse qui vont de pair avec cette réponse évasive, ce moment où, face à l’injonction brutale, excédée, punitive, de se prononcer, l’ex-gamin réincarné fait le mort à vif, figeant sur place son insolence sous quelques bribes d’irrésolution absolue – «presque d’accord même si néanmoins peut-être ben que bof pourquoi pas quelque chose d’autre plutôt ce que j’en sais, moi… ?!» –, faute de jamais lâcher le vrai nom du «non» qui lui brûle les lèvres. On imagine Bartleby retombé en cette enfance-là, où chacun a déjà expérimenté les mille façons de contourner les arguties d’autorité, les arbitraires du plus fort, pour désobéir en toute innocence, l’air de rien, en usant du moindre temps mort, malentendu, pour échapper à des devoirs obligés. En bon copiste, il imite la voix de fausset du gosse depuis trop longtemps étouffée en lui, et renoue avec d’anciens masques : fieffé réfractaire sous sa gueule d’ange, clown blanc sachant résister aux ultimatums. À force de s’entêter à mots couverts – pseudo Buster Keaton en culotte courte –, il doit bien se marrer intérieurement mais en toute impassibilité. Et il joue gros cet imposteur mutique : plutôt le coup de dés d’un caprice inarticulé que le double bind de la liberté aliénée. Ruse de la déraison infantile, c’est par ce chemin buissonnier que Bartleby semble avoir trouvé un biais fragile face aux diktats du labeur répétitif.
21. Sixième haïku d’essai
Ne pas donner prise
Feinte de non-recevoir
S’exclure de son propre chef
22. Motif de contagion
À bas bruit, il est tant de refus « en creux » qui font aujourd’hui dissensus. C’est sans doute pour cela que ce «je préférerais ne pas» résonne de mille manières micro-politiques, fait métaphore existentielle : l’exil volontaire qui annihile le rapport des forces en une absence de rapport tout court ; l’aveu de non-motivation qui déstabilise la réciprocité des affects au travail ; le grain de sable sur le bout de la langue qui, loin du caillou lapidaire du scandale, enraye tout autant la machine ; la réponse abâtardie exprès qui diffère, disjoncte, difracte les liens de soumission ; le chômage technique d’une volonté qui met tout le reste au conditionnel… Le zèle improductif de Bartleby ne cesse de semer le trouble, de prendre à rebours certains réflexes pavloviens de la gauche de la gauche de la gauche etc., de s’arracher à des terrains de lutte minés par le défaitisme victimaire. Chacun des récents mouvements de désobéissance collective, de part et d’autre de la Méditerrannée, en porte la marque clandestine, vite absorbée par le ventre mou de l’indignation. Sans besoin du moindre relais médiatique, le spectre de cet accident (grammatical) du travail se propage, circule de bouches à oreilles entre jeunes chômeurs & précaires et diffuse sa modeste exemplarité. Il brode à la marge des idéologies officielles de la contestation – depuis longtemps tuées dans l’œuf ou fossilisées d’elles-mêmes –, d’autres types de riposte souterraine. Expériences de vie minuscules qui tentent, et c’est déjà pas mal, de conjuguer le «je» au «nous», d’assumer la force du doute, la désertion partielle et l’intransigeance laconique.
23. Sauf qui peut ?
Avec ses airs narquois de pas y toucher, l’archétype Bartleby se charge d’une force subversive inattendue, cette inertie impensée mais vitale, qui, à n’importe quel moment, pourrait enrayer le train-train quotidien, bloquer le flux productif du système entier. À condition que cette mauvaise volonté fasse tache d’huile, grève du zèle généralisée, pour rompre avec les cercles vicieux de l’endettement mutuel, pour en finir avec la fuite en avant du work in progress néo-libéral. Mais du solitaire au solidaire, s’il suffisait d’un pas de côté, ça se saurait, et si ça se savait, ce serait déjà fait. Alors quoi ? Esthétique de la subversion, ou inversement, assez tourné autour du pot. Jusqu’ici, on est arrivé à éviter les mots qui fâchent – capitalisme, prolétariat, bourgeoisie, guerre civile, société du spectacle, parmi plein d’autres passés sous silence – et c’est fait exprès. Aucune importance, trêve de querelle terminologique, il est plusieurs façons d’aborder la vieille question du communisme. La mienne part d’un constat d’évidence : le communisme est un usage du monde déjà existant, pas un motif de désespérance abstraite. C’est une utopie pratique qui s’expérimente à travers chaque activité non tarifée, plaisirs solidaires ou entraide désintéressée, c’est-à-dire la plupart du temps vécu, sauf que ce hors champ de gratuité relationnelle, on voit bien que ça risque de finir peau de chagrin face aux nouvelles frontières de la marchandisation : du brevetage de l’ADN au coaching des affects. Même l’éphémère exception numérique – ce web d’accès libre et d’échange sans contrepartie où j’ai désormais choisi d’installer mon chantier d’écriture – cède sous la pression du Marché. L’économie veut nous posséder corps et âme, alors un peu partout, ça résiste pied à pied, pas seulement à la marge, au plus infime du quotidien, mais bien malin qui saurait aujourd’hui prédire sur quelle base collective le cours des choses pourrait s’inverser radicalement, du lendemain la veille. D’où, sans doute, mon peu d’intérêt pour les surenchères triomphalistes ou catastrophistes – soit l’insurrection soit l’apocalypse –, et ma gêne envers les affranchis autoproclamés qui, forts de leur témérité activiste, jugent de très haut la foule des résignés, en usant toujours du même impératif d’autorité : « Révolte-toi ou crève !» Depuis quel point d’extériorité, quel surplomb de conscience émancipée, oserait-on exprimer son mépris pour la masse des aliénés – ces foutus pauvres de leur pauvre faute. Comme si la servitude volontaire – cette question d’une si familière étrangeté – ne nous concernait pas tous ensemble, et chacun sa part à égalité, à l’image de l’insoumis en sursis Bartleby.
24. Haut, bas, fragile
Bizarrement, on a tendance à négliger l’épilogue qui fait courir Bartleby à sa perte pour ne valoriser qu’un acte de parole en forme de «résistance passive». Pourtant son grand écart performatif, il l’aura aussi vécu à ses dépens. Dans le dernier tiers de la nouvelle de Melville, le scribe récalcitrant change de patron – l’ancien philanthrope cédant la place à son cynique successeur. Du coup, ça vire au cauchemar pour Bartleby : licenciement sec, emprisonnement, grève de la faim et mort lente. Bref, après l’humanisme charitable, un autre versant idéologique du capitalisme se dévoile – où toutes les relations humaines sont interchangeables, machinalement impersonnelles. Un monstre froid a repris la main, sans plus trembler ni se laisser intimider par l’intrus. Et à un tel stade d’exploitation de la force de travail anonyme, le déni excentrique de Bartleby, sa posture-imposture de retrait, ça ne prend plus, ça manque sa cible, ça va même droit dans le mur. D’où cette impression troublante qu’on a déjà basculé dans l’univers désespérément clos d’un Kafka, d’une captivité l’autre, comme dans La Colonie pénitentiaire, où le règlement finit par faire corps avec son exception. Ainsi la ténacité désarmante de Bartleby est plus ambiguë qu’au premier coup d’œil – jubilatoire et désespérante. Buté sous son bonnet d’âne carnavalesque il l’est, mais au péril d’une claustration volontaire, au risque de dormir sur place, de ne trouver d’autre issue que de faire partie des meubles, réifié entre ses quatre murs. Jouant avec le feu de certains paradoxes, il a investi sa propre aliénation jusqu’au trop plein, pour que ça déborde, mais au-delà de ce point de rupture, ne lui reste plus que le songe creux de sa victoire. Non pas un temps mort qu’il se réapproprierait d’une quelconque manière, non pas l’occasion clandestine de «perruquer» ses heures perdues au bureau pour son propre compte, non pas la « reprise individuelle » d’un contre-emploi du temps, mais une vacance à perpétuité. Et derrière le rétif s’aménageant par son drôle de sésame une issue provisoire, il y a un envers du décor, celui d’un zombie auto-bunkerisé et bientôt broyé aux confins de sa politique du pire. D’un côté, la machine de guerre ironiste ; de l’autre, le kamikaze implosif. Ou pour reprendre deux références qui n’en finissent pas de nous hanter : Gombrowicz versus Kafka.
Sans oublier l’Homme qui dort de Perec, où le capricieux farniente d’un étudiant se double vite d’un renfermement mélancolique. Mais tant qu’à se servir de la littérature pour réfléchir le monde, je crois que Bartleby tend à la pensée critique son miroir le plus dérangeant. Rien ne sert d’encenser un archange mineur de la révolte réussissant son «pas de côté» si l’on oublie l’autre versant de son destin, celui d’un suicidé de la société réduit aux passions tristes de l’esprit de sacrifice. C’est même là que réside la zone de trouble, le point d’extrême ambivalence de notre rapport à toute servitude – celle du travail en particulier. Entre résistance fragmentaire, hiatus partiel, insoumission infime et abdication de soi, trou noir catatonique, pilote automatique. C’est le serpent de mer de nos marges de manœuvres – émancipation/surinvestissement – face aux formes récentes du travail discontinu, à sa courbe d’ajustement des profits, mais surtout à la sinusoïde des humeurs précaires qu’elle engendre, trop souvent maniaco-dépressive, entre ligne de fuite et rechutes de tension. Et faute d’échapper à ces contradictions intimement sociales, c’est à partir d’un tel état critique que je préfère me taire souvent, écrire a minima, sans dénoncer ni renoncer, dans l’interstice, à force d’écourter si possible chaque phrase au plus près d’un silence sans consentement et, en ce qui me concerne désormais, à partir du non-lieu d’une archive immatérielle sur le Net, où se conjuguent le singulier, le pluriel et d’autres types d’anonymat, en position de retrait ou d’arborescence, d’isolement ou de partage, de vase clos ou d’interaction… Dans cet entre-deux qui part de ses propres dilemmes pour amorcer le débat.
24. Septième haïku d’essai
Dernier retranchement
Se tenir en déséquilibre
Point par point de suspension
25. Séance de rattrapage
Après retouches & biffures, ce texte a fini pas s’alléger d’un tas de verbes, sujets et compléments qui figuraient sur les premiers brouillons ou patientaient dans la marge. Et comme c’était dommage que ce lexique surnuméraire, écarté par nécessité ou négligence, finisse aux oubliettes, on en a repêché un échantillon du rebut. Vague scrupule de dernière minute, envers ces signes de pistes abandonnées, pas facile de lâcher prise. Alors, faute d’arriver à peaufiner une conclusion, en lieu et place d’un seul mot de la fin, il y en aura plusieurs, tout sauf une pétition de principe, la liste non exhaustive des recalés : limbes, merdique, infiniment petit, dissidente, anodins, abscisses, s’abstenir, touche-pipi, parcellaires, inverser la courbe, épidermique, briser la gangue, foultitude, embarras du choix, libre circulation.
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4 novembre 2011
[Texticules et icôneries — Erreur en notre faveur.]
Savoir saisir sa chance au vol.
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