27 novembre 2013
[Abolition, pénalisation et prostitution
De quelle émancipation parle-t-on ?]

Alors que, sous la pression des abolitionnistes de tous bords, une nouvelle proposition de loi entend «responsabiliser» les clients des prostituéEs et «renforcer la protection des victimes de la traite des êtres humains et du proxénétisme», on a juste envie de rappeler quelques évidences élémentaires. D’abord ce projet de loi supprime le délit de « racolage passif » instauré par le ministre de l’Intérieur Nicolas S. en 2003… et c’est tant mieux. Mais n’oublions pas que ce pseudo-délit n’était que l’arme ultime d’une large panoplie répressive qui n’a cessé d’accentuer la pression sur la prostitution de rue depuis plusieurs décennies.
Une victoire très limitée, et au goût amer, puisqu’elle est accompagnée d’autres mesures en trompe l’œil : l’octroi d’une autorisation de séjour de six mois (renouvelable ou non, rien n’est encore tranché sur ce point qui fera l’objet d’une bataille d’amendements) pour les personnes s’engageant à cesser leurs activités sexuelles tarifées ou de six à dix-huit mois (bref, jusqu’à la fin de la procédure judiciaire) pour les personnes consentant à dénoncer leur proxénète ou le réseau maffieux les soumettant à ce racket. En l’occurrence, il ne s’agit que d’un léger élargissement/assouplissement des mesures en vigueur touchant à l’obtention du «droit au séjour» des prostituéEs étrangères. Certaines dispositions de 2003 avaient déjà ouvert cette porte étroite, on ne fait qu’y ajouter un «parcours de réinsertion» et augmenter le délai de maintien légal sur le territoire en cas de dénonciation de leur employeur illicite. Reste que ces bonnes intentions humanitaires ne font pas le poids, comme l’a rappelé récemment Eric Fassin dans Libération, face aux impératifs comptables de la traque aux immigréEs clandestinEs. De fait, l’année dernière, moins d’une cinquantaine de filles ayant accepté de témoigner contre leurs protecteurs & bourreaux ont bénéficié d’une régularisation provisoire. Gouttes d’eau dans un océan de clandestinité soumis au grand siphon sécuritaire.
Reste le dernier aspect de cette loi – objet de toutes les fascinations/répulsions médiatiques puisque ça fait vendre du papier –, la pénalisation des clients censée les «responsabiliser» sous peine d’amende (1500 euros, doublée en cas récidive) et/ou d’une sanction complémentaire (un «stage de sensibilisation à la lutte contre l’achat d’actes sexuels»). Ce serait, là encore dans un souci dissuasif et pédagogique qu’on tenterait de tarir à la source la «marchandisation des corps». Soit. Mais outre le fait que la police a bien d’autres chats à fouetter ( et en priorité son quota de sans papiers à contrôler au faciès, à enfermer en Centre Administratif de Rétention et reconduire à la frontière), les prostituéEs évoquent à juste titre le risque que cette menace permanente du flagrant délit déplacé sure les clients oblige les prostituéEs à plus de discrétion, c’est-à-dire les refoule dans des zones d’invisibilité (ces sous-bois très au-delà des périphériques ou ces salons de massage sous la coupe encore plus réglée de leurs souteneurs), bref que cette mesure aggrave et leur situation sanitaire et leur dépendance.
Il n’est pourtant pas question, ici, d’adhérer aux pétitions des beaufs ultralibéraux du magazine Causeur qui, eux, proclament, en cette matière charnelle comme en tant d’autres, que le client est roi («Touche pas à ma pute !», intiment-ils en accolant un pronom possessif à leur complément d’objet libidinal…). Pour contester cet article de la loi, il suffit d’y confronter les motifs officiels invoqués aux effets pervers induits par son application. Distinguo qui sépare des préjugés moraux désincarnés d’une critique des conditions d’existence réelles.  Et ce ne serait pas la première fois qu’on assisterait, sous un pouvoir de gauche comme de droite, à ce travers rhétorique : un motif de compassion qui accentue la stigmatisation. C’est même, semble-t-il, une tarte à la crème de la dépolitisation contemporaine, ce discours victimaire qui, faute de donner jamais la paroles aux réprouvéEs, aux sous-payéEs, aux déboutéEs et aux radiéEs de toutes sortes, les transforment en moyenne statistique, en cas de figure abstrait, en Altérité théologique, en objet moral réifié, dont l’exemple spectral devra, au gré de tel ou tel fait divers, faire soit peur soit pitié.
Rappelons, en outre, que ces textes législatifs qui, sous prétexte de prohiber, abolir, éradiquer des pratiques massives, tendent à criminaliser des pans entiers de la population (en l’occurrence, un homme sur quatre de plus 50 ans a déjà eu recours à unE prostituéE), consistent, comme dans le cas de la pénalisation de Cannabis ou de la libre circulation des fichiers numériques, à rendre n’importe qui délictueux en sursis, et donc à renforcer la plus arbitraire des répressions sélectives.
Quant aux belles âmes Anne Hidalgo, Dominique Voynet ou Najat Vallaud-Belkacem, infatigables défenderesses d’une position abolitionniste, inutile de leur rappeler que nombre de prostituéEs se battent et manifestent contre leur projet de loi. À leurs yeux, il ne s’agit là que d’une minorité de «traditionnelles» (15% d’après on ne sait quel rapport officiel) et donc si peu représentatives d’un «système de traite» à grande échelle dont sont victimes leurs consœurs (puisqu’il n’est jamais question dans leur bouches des étudiants & précaires vendant leur charme de façon occasionnelle ou contre de menus avantages festifs ou alimentaires).
Ironie du sort, cet argument prouve a contrario combien ces bonnes consciences de gauche, à force de leçon de tolérance et de chantages émotifs, ne savent plus poser les questions de société en terme politique. Pour s’interroger à meilleur escient, il leur faudrait d’abord chercher du côté de la mémoire collective des luttes de prostituéEs qui en 1975 surent sortir de l’ombre, occuper des églises, à Paris, Lyon ou Grenoble, et organiser des Etats-Généraux de la prostitution et qui, par la force même de leur mouvement, ont conquis par centaines leur autonomie existentielle, parvenant ainsi à débarrasser leur tapin de l’emprise du Milieu. Alors, bien sûr, cette génération-là arrive aujourd’hui aux confins de l’âge de la retraite (tout en bas du minimum vieillesse) ou de la mort naturelle. Mais s’il est une leçon libératrice à en tirer c’est que… l’émancipation des putains ne sera jamais que l’œuvre des putains elles-mêmes. Quelle que soit la forme (provisoire, intermittente ou définitive) de cette émancipation, hors le commerce charnel ou pas. D’autant que cette brèche politique renvoie en miroir à la société tout entière l’image de ses propres fêlures, comme le rappelait ce matin à la radio, Chloé, une dame du bois de Vincennes, préférant son propre labeur à celui des cohortes d’agents du nettoyage qui prennent le métro aux aurores pour un salaire de misère. Exploitation éhontée et «dissociation» intime de l’âme et du corps ne sont pas l’apanage des seules catins… Le reste n’est que préchi-précha dans le désert et credo maternaliste.

C’est en soulevant ces problèmes, en mettant le doigt sur ces plaies sociales ouvertes que les activistes du trottoir — qui ont défilé de la place Clichy à la Porte Saint-Denis le 26 octobre dernier — remettent au goût du jour l’idée d’une émancipation complexe, fragile, ambivalente, mais plus combattive que jamais. Et contrairement aux prédictions des esprits chagrins, cela faisait tout de même plaisir de compter au sein de ce cortège d’un bon millier de personnes nombre de jeunes prostituées chinoises sous leur masque d’emprunt.

Pour preuve ces photos prises par le «fils de pute» Igor Schimek, l’aîné des enfants de Grisélidis Réal, une écrivain & courtisane qui a beaucoup milité de son vivant pour dépasser le faux clivage de la prostitution subie ou choisie par un refus de la victimisation culpabilisatrice au profit d’une interrogation révolutionnaire sur toutes nos aliénations sexuelles et salariées.

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