27 février 2013
[Du lapsus linguae considéré
comme l’un des Beaux-Arts
Mots d’esprit sans droit d’auteur.]

«Écrivain, il paraît qu’on le serait originellement par quelque don, précocement par vocation, socioculturellement par dotation, miraculeusement par inspiration, cyniquement par élimination, subsidiairement par coup de piston, académiquement par cooptation, putativement par prête-nom, tactiquement par provocation, très officiellement par subvention, psychotropement par déréliction. À moins qu’on ne le devienne plutôt par déshérence, rémanence, nonchalance, bref par de tortueux concours de circonstances.. Vieux débat entre les tenants de l’Être majuscule et les avatars minuscules du Devenir…»

Ainsi commençait, à peu de choses près, la drôle de conférence nocturne que je me voyais proférer à la tribune d’un amphithéâtre plongé dans une totale obscurité, mais où se profilaient, au premier rang, une dizaine de Bonobos et Gorilles en smoking, puis d’autres silhouettes simiesques en tenue de soirée, et quelques dames à toutous & chapeaux. D’où une certaine gêne à poursuivre mon speech sans tenir compte d’auditeurs si bizarrement apprêtés.

J’allais entamer un subtil distinguo entre les artistes-nés, ces happy few de première main, et ceux qui n’adviennent à leur art que par intermittence précaire, sauf qu’une telle argutie tenait mal la route, je le savais, au risque de retomber sur le paradoxe éculé de l’œuf et de la poule – « sois ce que tu deviens, deviens ce que tu es, sois ce que tu deviens, deviens ce que tu es », dont j’avais déjà répété en boucle le motif lors d’une performance antérieure jusqu’à épuisement hypnotique de l’assemblée. Un succès rhétorique que je ne pouvais reproduire à l’identique, sous peine de paraître manquer d’imagination oratoire. Bref j’hésitais à poursuivre sur cette voie conceptuelle – définir l’écrivain d’occasion, ses sorties de route accidentelle et son kit de survie en pièces détachés – tout en m’apercevant qu’une telle analogie automobile risquait de n’évoquer rien de concret aux bêtes à concours qui me faisaient face, en l’occurrence, ça me revenait soudain, un panel de singes savants sélectionnés sur QI parmi les plus prestigieux parcs zoologiques des pays de l’OCDE.

Assez tergiversé, il fallait que je poursuive coûte que coûte, sans me laisser distraire par les criailleries nasillardes qui parvenaient du gradinage, il fallait que je me lance. Captiver l’auditoire, direct à l’abattoir :
«Prédestination, ambition, distinction… il paraît que le commun des mortels manquerait cruellement… de rimes riches à la con!»


Ça y est, j’avais relevé la tête, je me sentais prêt à improviser, hors les chemins rebattus des dix feuillets qui me restaient à lire doctement. Fini d’articuler mon piteux raisonnement en trois parties : thèse, antithèse, fadaise. Plus vite, la suite. Et c’est là, au bord d’un précipice encore inarticulé, que ma langue a fourché, avant de sortir du sommeil paradoxal qui m’avait soumis à rude épreuve.
Tout baveux, dans le wagon du TGV, j’ai repris tant bien que mal adhérence à la réalité, avec au bord des lèvres, la phrase en latence qui m’était demeurée de ce cauchemar express :
«La fiction crée l’orgasme.»


Deux lapsus d’affilée qui s’étaient fait la nique in extremis. Une semaine s’est écoulée depuis, à ausculter le trucage de ce tour de passe-passe langagier, à m’imprégner de ce raccourci libérateur, à tirer profit d’une telle collision verbale… pour me taire. Laisser le dernier mot à la part irréductible d’aléatoire qui hante les usages de la langue, hors la fonction ou l’organe du moindre écrivain. Redonner toute sa place au mot d’esprit sans droit d’auteur, puisque le premier des actes poétiques, c’est bien
l’acte manqué.

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