28 janvier 2013
[Grisélidis Réal en 1954
Genèse d’une vie de bohème.]

Avant d’entamer son récit autobiographique Le Noir est une couleur à la fin des années 60 et de rejoindre la lutte des prostituées au milieu des années 70, la future « catin révolutionnaire » a fait ses premiers pas dans la « vie de bohème » genevoise. C’est ce qu’on découvrait dans les premières pages de Mémoires de l’inachevé, son recueil d’écrits et correspondances publié en 2011 chez Verticales. Cette reproduction d’un carton d’invitation à une exposition de «foulards de soie peints» ouvrait le volume.

On est donc en 1954. Grisélidis Réal a vingt-cinq ans. Depuis la fin de ses études aux Arts décoratifs de Zurich, en 1949, elle a rejoint Génève, s’est éprise d’un jeune peintre, Sylvain Schimek, l’a épousé, a accouché de leur premier fils, Igor, naissance suivie d’une séparation avec le père et d’un conflit durable avec ses beaux-parents. C’est durant cette période que la jeune mère sans ressource, fréquentant les cafés bohèmes de la capitale suisse, fait la connaissance d’une photographe, Suzi Pilet, de treize ans son aînée. Cette dernière a déjà exposé à Lausanne ses «Poupées japonaises et samouraïs» ainsi qu’une série de «Portraits d’enfants». Proche du couple d’écrivains valaisans Maurice Chappaz et Corinna Bille, Suzi Pilet leur doit d’avoir rencontré un ex-chanoine, Alexis Peiry, avec qui elle va partager sa vie et concevoir un projet à quatre mains. Suzy crée le personnage d’Amadou, une petite poupée de chiffon et de jute, qu’elle photographie dans des décors naturels, tandis qu’Alexis écrit les histoires thématiques de ce personnage à mi-chemin entre réalité et imaginaire.

Dès la parution du premier album en 1951, le succès est immédiat. Et c’est auprès de cette artiste-bricoleuse, d’un humanisme déjà teinté de mysticisme, que Grisélidis Réal va trouver une fidèle protectrice, l’aidant à montrer et vendre ses «foulards de soir peints».
Témoin de cette complicité naissante, l’écrivain Maurice Chappaz décide de consacrer à ces deux femmes un article dans la Gazette de Lausanne, paru le 15 janvier 1955. Sa lecture permet de mieux saisir la fascination que Grisélidis exerce sur le poète, avec lequel elle vient d’entamer une correspondance.

Grisélidis Réal chez Suzi Pilet

« L’atelier de photographie de Suzi Pilet et de ses associés : Renée, Alexis Peiry, le sagace père des Amadou, aux doux yeux de pervenche, fait crédit à tous les bohémiens des arts. Y sont accueillis tous ceux qui ont pris la route sans se soucier de l’École et des musées et des casernes et des temples, riches peut-être de leur seul désespoir, bohémiens des jardinets et des glaciers romands et non bohèmes, car ces farceurs-là sont disciplinés, patients laborieux, attentifs à l’extrême quand il s’agit de cette folie qui s’appelle peindre ou écrire ou inventer de la musique. Les clowns font leur numéro chez Suzi.
On a fêté l’autre jour quelqu’un de vrai : Grisélidis Réal. Combien je l’ai trouvée parente de Suzi Pilet elle-même.
L’une, avec ses mains palpitantes comme des oiseaux a poussé les wagonnets dans les tourbières du Crêt – cross surveillé de 48 km par jour! – l’autre, Grisélidis, qui cherchait les îles, m’a-t-elle confié – îlots zébrés des fleuves, petites îles de la Méditerranée – s’est raclé l’échine dans une usine à Zürich, par véritable esprit de connaissance plus encore que par nécessité, et maintenant se courbe dans les courants d’air de la poste de Cornavin, attentive au second fils qu’elle porte. Ah ! puisse-t-elle avoir la même chance et la même santé que les bêtes sauvages Cela est nécessaire aux jeunes talents. Elle lutte et elle aussi jette ses forces vers quiconque souffre, oubliant même ses couleurs, ses carrés de soie ou plutôt ne les oubliant pas, car ce don devient peut-être le même aujourd’hui de créer selon les artistes ou de s’ouvrir à la bonté sociale ou individuelle. Il y a une unité de l’esprit, de la recherche désintéressée ; et tous ces gens que je connais, augustes du cirque « Poésie des jours d’œuvre », augustes consciencieux au moment où tout s’effondre, en tout cas les arrières, le passé, savent tous ces gens, ces bouffons écartelés entre tous les besoins, dont les existences sont des existences de crise, de contradictions terribles, savent bien que c’est tout un d’aimer d’une manière ou de tisser des choses belles. On ne fondera plus la production d’une quelconque musique sur l’écrasement des misérables. Cela n’a d’ailleurs jamais eu lieu dans les commencements, dans le grand jet de la sève ; on s’en apercevrait peut-être si l’on pouvait tenir compte de tous les tenants et aboutissements d’une création. On parlait de ça en se dispersant dans les gares après le vernissage de Grisélidis, niais je vais me laisser entraîner en terrain immense et plein de nuit pour moi-même.
Revenons à ces vies de jeunes filles. Elle est fière, elle a sur son visage une douce austérité, Grisélidis Réal. Le reflet apparent est populaire ; le reflet secret, noble. Elle se tient plus que droite, cambrée comme un bouleau qui surgit d’une pente de montagne. Ses yeux noirs s’étonnent. Elle se penche à une longue table sur chevalets et elle peint : des coqs, des serpents, des poissons, des lézards, des paons, des scarabées, des libellules, les raisins jaunes, les raisins rouges, transparents de lumière, les étoiles, la lune et le soleil enchantés. Ce sont ses rêves qui ont épousé 1es créatures et qui s’élèvent du fond de son silence, de son angoisse avec leur signification cachée, avec une justesse merveilleuse de nuances, un caprice infini de détails. Quelle rare palette elle a ! Ces flammes qui tremblent, ces teintes que l’œil saisit parfois dans les lichens, les écorces, les feuilles des arbres d’automne qui resplendissent et se décantent, ces verdures aussi d’algues, tout ce qui est fauve, tout ce qui est précieux, elle le transpose sur la soie. Et telle grande pièce est une orgie de soleil, telle autre ne frémit que de gris et de violets.
Chaque foulard est une gravure originale. Grisélidis Réai réussit chaque fois une nouvelle et complète harmonie de couleurs. Ses toiles de soie sont faites pour être longtemps contemplées. J’imagine une chambrette de bois et aux parois à la fois joyeuses et nues face à quelques livres, à une hache dans un coin, ce seul luxe le foulard où l’on voit la troupe des paons escalader les arbres traînant ces pierres précieuses qui sont leurs ailes. L’homme qui gîterait là devrait être de ceux qui ne prennent au sérieux que la beauté ou l’amour. Puisse-t-ii ne pas se séparer de son trésor pour en coiffer la tête d’une traîtresse sans panache ou trop preste à s’envoler ! Ces foulards sont très beaux : comme elles savent souffrir ou faire souffrir, celles qui les portent. Je ne les vois pas non plus arborer en toutes occasions, mais à l’instant des fiançailles, des noces, pour affronter une rivale, pour saluer des amis inconnus qui s’enivrent de rêves et de soucis dans un petit bar, pour le premier jour des merles en printemps. Ces foulards sont, à l’époque du commerce bourgeois, des nécessités inéluctables de la petite vie urbaine. Comme des histoires d’Orient, des fragments d’oasis. Quelle morne contrainte parfois nous subissons La dynamite intérieure a jeté au jour les richesses cachées.
Pendant un mois Grisélidis Réai s’est appliquée. Elle a ordonné se trouvailles, dessiné, épuré le jeu d’images. Elle prépare un carton. Elle a en vue la lumière. Et je ne serais pas étonné si des foulards de soie elle passe soudain au vitrail. Elle en a le sens profond. Elle a des yeux et des mains qui aiment la matière, qui sont destinés à faire éclater les formes en nœuds de feu, en un puzzle rayonnant. Parfois elle se repose en agençant une pipe avec des coquillages, des espèces de fétiches barbares qui sentent l’Asie ou l’un de nos violents villages encore à demi inconnu où vivent les chasseurs d’aigles. Mais ces sculptures sont des à-côtés. Grisélidis attaque le long et minutieux découpage des chablons. Les usines à foulard économisent leurs forces ; elle, à cause de l’extraordinaire variété des teintes, des figures, a, chaque fois, une petite malle à remplir de dentelles, de papiers découpés. Enfin elle peindra. De fortes presses fixeront les couleurs, celles des fabriques de cotonnades de Paris ou de Langenthal.
Le salaire n’égalera pas le salaire d’un manœuvre. Mais depuis que l’argent est la fatalité quotidienne, plus nous créerons peut-être de belles choses, plus elles nous maudiront. Ah c’est pour cela et contre cela qu’il faut lutter.
La finesse de Grisélidis Réal et de Suzi Pilet en cet hiver 54 résiste à tout. »

La généreuse amitié de Suzi Pilet pour Grisélidis Réal comporte encore des aspects méconnus. Pour mémoire, on précisera que Suzi est l’une des rares personnes à avoir fait le voyage à Munich, avant l’incarcération de Grisélidis, comme cette photo l’atteste, montrant sa famille d’accueil tzigane.

Suzy fut aussi la première à héberger l’ex-détenue lors de son retour en Suisse. Mais bien des aspects de cette admiration mutuelle reste encore à découvrir. À suivre, donc.

D’autres documents sur Grisélidis Réal, ici même.
Et tout sur la vie & l’œuvre de Suzi Pilet, de ce côté-là.

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