25 avril 2012
[En roulant en écrivant, stylo scooter —
Entre quatre murs, trois générations,
Jacques le Fataliste, grand-père & fils.]
Vendredi dernier, à l’heure du déjeuner, entre deux averses, un bref moment d’éclaircie, je remonte le boulevard Arago, sans rien qui presse, alors j’en profite pour faire une halte devant un de mes lieux-dits fétiches, la dernière vespasienne de Paris, au pied de la prison de la Santé. Au tout début de ce pense-bête, j’avais déjà raconté comment cet urinoir public était le seul à avoir échappé à la destruction en 1977, demeuré en place pour permettre aux policiers patrouillant autour de la taule d’uriner à mi-chemin de leur ronde et servant surtout, depuis lors, aux chauffeurs de taxi soucieux de se soulager au plus pressé, entre deux courses. Premier reportage encore accessible ici même. Campagne électorale oblige, le chiotte à ciel ouvert affiche sa préférence partisane, ça mérite un petit clin d’œil photo-hygiénique.
Aujourd’hui, impossible d’apercevoir les fenestrons à barreaux des cellules, le feuillage printanier des platanes obstrue presque totalement la vue, et ça doit être pareil pour les embastillés, j’imagine. Avant de rejoindre Denfert-Rochereau, me vient l’envie confuse de faire le tour du mur d’enceinte, de raviver quelques souvenirs au passage. C’était il y a bientôt quatre ans, pendant un trimestre entier, un atelier de théâtre avec une dizaine de détenus dits «volontaires», chantier animé avec l’ami metteur en scène François Wastiaux. Une fois par semaine, deux heures et demie de répétition intensive dans la petite salle dévolue aux activités gymniques, religieuses ou culturelles, surplombant de ses meurtrières aux carreaux brisées deux cours de promenade. Là, dans cet espace d’utopie restreinte, mais hors la présence des surveillants, on avait remis en jeu Les Carabiniers, d’après notre adaptation pour la scène du film de J.-L. Godard. Moments d’échanges précaires, fragiles, en partie illusoires, mais d’une rare immédiateté entre apesanteur et gravité. Pas de questions indiscrètes, plutôt des confidences indirectes au détour des répliques de la pièce. Et dehors, les époques se superposent d’une autre façon, aux confins de la rue de la Santé, à l’occasion d’un nouvel arrêt sur image.
Engagé dans la rue Jean Dolent, toujours en contrebas de la forteresse, longeant son troisième côté, un rayon de soleil qui m’éblouit de biais. Ça vient de la baie vitrée d’un loft, sur le trottoir d’en face. Je pile net, lorgne l’encadrement en demi-lune, devine l’ombre pesante d’un reflet carcéral. J’essaye de saisir ce fugace pressentiment au vol : leur captivité mise en abîme à l’air libre.
Ne manque plus qu’un dernier côté au périmètre pénitentiaire, suffit de tourner rue Messier (pas l’escroc Jean-Marie, de Vivendi Universal, condamné à trois ans avec sursis, mais un astronome prénommé Charles, homonyme de moindre renommée). À peine engagé, je ralentis avec en ligne de mire, sur la gauche, un préfabriqué Algeco. L’indice de quelques travaux en cours ? Non, juste un foyer d’accueil caritatif pour les familles de prisonniers en visite. Tout un symbole, ce préfabriqué de chantier : provisoire à perpétuité. Special dédicace aux condamnés à la «préventive» qui s’éternisent en cette Maison d’Arrêt.
J’essaye de remettre ce baraquement en perspective, recto verso.
Sauf que dans mon dos, à peine le temps de ranger l’appareil, une voix m’interpelle, peu avenante. Je me retourne. Cet homme doit avoir soixante-dix ans, mais il porte encore beau, la gueule de Philippe Noiret en plus burinée, la carrure de Lino Ventura en moins épaisse. Soudain inquisiteur, il exige de savoir à quoi ça rime toutes ces photos? Il a dû me prendre pour un touriste en quête d’un pittoresque déplacé. En quelques mots, je m’explique : les photos de l’Algeco, c’est histoire de montrer que les familles des emprisonnées, elles sont pas bienvenues ici, le cabanon en face de la cabane, tout un symbole, etc.
Le voilà en partie rassuré. Du coup, comme il en a lourd sur le cœur, que ça le démange de s’épancher, je tombe à pic, il a trouvé une oreille attentive, l’inconnu idéal auprès de qui vider son sac. Un long monologue s’ensuit, d’une voix monocorde, intarissable de tristesse. En substance, disons qu’il est venu voir son fiston au parloir, déjà 4 mois que ça traîne son procès, oh il a pas fait grand-chose le Jacques, juste une bagarre qui a mal tourné dans un bar de Montparnasse, à quatre contre un, alors il bien fallu qu’il se défende, son Jacques, mais le problème c’est que sur les quatre types qui l’avaient provoqué, y’en a encore un à l’hosto, un tesson de bouteille dans la gorge, d’après l’autopsie de madame la juge, mais justement cette juge-là, aux dires de l’avocat d’office, elle a été récemment accidenté par le mobile-home d’un gitan, alors sûr que maintenant elle doit avoir le mors au dent contre les gens du voyage, et ça tombe mal comme préjugé contre leur famille d’origine, ajoute le septuagaire, d’autant que ça lui fait tout drôle de poireauter devant les portes de la Santé, parce que fin 1942, tout gosse, il faisait déjà le pied de grue ici même, pour visiter son propre père, le Jacques qui s’était fait arrêter dans le métropolitain, sans aucun papier sur lui, et pour cause, il les avait déchirés exprès, le seul moyen d’échapper au Service du Travail Obligatoire, pas si bête le Jacques, évadé, puis repris, puis réchappé encore, avant de rejoindre les FFI.
Pour lever un début de malentendu, je l’interromps en plein soliloque:
— Et le Jacques, c’est votre fils ou votre père…?
Et l’autre d’enchaîner illico que oui, c’est vrai, ils s’appellent pareil, le défunt père et son cadet, tous les deux sous les verrous au même âge, 22 balais, alors que lui, Jacques c’est que son troisième prénom, du coup, il a pas connu les barreaux, jamais foutu les pieds au trou, fatalement ça a sauté une génération, vu que dans son cas, il a toujours préféré travailler réglo dans la restauration, non, pas en cuisine, comme artisan ferrailleur, pour restaurer leurs casseroles aux cuisiniers, l’étain ça marchait très fort à l’époque, en Savoie, à Lyon ou même sur Paris, fallait choisir les régions de bonne clientèle, là où y’avait du cœur à l’ouvrage, les grandes maisons avec plusieurs étoiles au Michelin, un vrai pactole, d’ailleurs s’il avait mis tout l’argent de côté, il aurait pu s’en acheter dix de maisons de campagne, mais lui, c’était pas son genre de mentalité, les petits épargnants, il préférait la belle vie en caravane, l’esprit de la fête, même si aujourd’hui il a fini par se poser à Colombes, un pavillon tranquille, et ça lui fait une trotte pour venir jusqu’à la Santé voir chaque semaine son dernier-né, mais bon, les chiens font pas des chats, le petit Jacques c’est son grand-père tout craché, ils ont jamais voulu trimer à la soudure ni au rempaillage, ni s’embaucher chez un patron, n’empêche le vieux il l’avait bien prédit avant de tirer sa révérence, les bonnes affaires ça va reprendre à l’ancienne, parce que l’inox ça accroche à la cuisson et puis ça donne un drôle d’arrière-goût au palais, les chefs ils y reviendront aux vieilles casseroles, vu que la soupe y est meilleure.
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