23 février 2012
[En roulant en écrivant, stylo-scooter —
Extinction du paupérisme (deuxième saison)
un sans-abri délogé d’une cabine téléphonique.]
L’hiver dernier, place Martin Nadaud, à deux pas du Père-Lachaise, un sans-logis avait élu domicile dans une cabine téléphonique. Nous en avions tenu la chronique ici même.
En totale transparence, sans rien cacher de sa démarche originale, cet usager-là avait trouvé refuge au sein de ce qu’il reste de service public :
1 m2 de bien commun pour tout un chacun. Et pourtant, c’était déjà trop. Trop de misère exposée en vitrine. Un attentat à la pudeur sociale. S’il s’était agi d’une installation conceptuelle dans quelque biennale d’art contemporain, passe encore, mais là, nul prétexte artistique, juste la scandaleuse subversion du décor quotidien. Pareille réappropriation sauvage du mobilier urbain risquait de donner un mauvais exemple aux clodos alentour, et le haut-le-cœur aux riverains. Comme quoi, dès que les pauvres s’occupent d’eux-mêmes, prêtent assistance à leur propre personne (en danger), ils ne font plus pitié, ils font peur.
Alors basta, dès la mi-janvier 2011, un camion de la voirie était venue faire le ménage : effacer cette faute de goût, mettre fin à cet outrage aux bonnes mœurs, abolir ce modèle réduit de squat solitaire, bref, desceller ce cube de verre et le placer à l’abri de tout usage illicite. Question de méthode, plutôt que mettre en demeure l’occupant de quitter les lieux, déménager sa demeure en lieu sûr et le vrac d’affaires restant, direct à la benne.
Quant à la survie de l’intrus, plus aucun souci à l’œil nu. C’est le moderne savoir-faire du pragmatisme humanitaire : déplacer le problème, hors sol. Circulez désormais, y’a plus rien à voir, sinon un raccord de goudron sur le trottoir.
Pourtant l’histoire ne s’arrête pas là. Il y a deux mois, les mêmes causes hivernales produisant les mêmes effets, le même sans-abri aménageait dans une autre cabine téléphonique cent mètres plus loin, sur un petit terre-plein du passage des Rondeaux. Je dis bien «le même», puisque il me l’a confirmé de vive voix. Oui, il avait bien séjourné dans la précédente cabine quelque temps, avant que son gîte provisoire ne disparaisse du jour au lendemain.
Aucune rancœur ni plainte dans sa voix, juste un haussement d’épaule débonnaire. Et le sourire désarmant de celui qui celui qui ne s’en laisse pas compter, ni facilement décourager. Surtout que cette fois, il a doublé sa surface habitable à l’aide d’une palette en bois.
Qu’on en juge sous tous les angles.
Début février, alors que ça gelait à pierre fendre, moins douze degrés centigrades sur son seuil de pauvreté, il a tenu le coup, enfourné de la tête au pied dans un sac de couchage, avec plusieurs épaisseurs de couverture et une ou deux bâches pour étanchéiser le tout.
Un matin de la semaine dernière, constatant son absence, j’aperçois sur le tronc d’arbre qui jouxte sa cabine un bouquet de fleurs sous cellophane. Mauvais signe, semblant d’hommage mortuaire, sur le moment, je crains de ne plus jamais le revoir.
Et puis si, le soir même, debout dans sa loge à claire-voie, frigorifié mais increvablement jovial. Ali, il s’appelle, avec son accent des Bouches-du-Rhône. Ce quinquagénaire est né à Marseille et vadrouille en Île-de-France depuis un sacré bail, mais l’important, il insiste à plusieurs reprises, c’est que «moi, je ne viens de nulle part». Fantôme de sa propre liberté, avec sa gueule de pâtre grec, il impose le respect en douceur, «même si les gens du quartier préfèrent détourner les yeux». Sauf cette jeune Antillaise, qui, la veille, ajoute-t-il, est venue lui offrir quelques roses pour améliorer son ordinaire.
Je lui demande si les flics ne vont pas l’obliger à décamper. Il a l’air aussi résigné que dubitatif : «Bof, oh… pas avant la fin de l’hiver.» Je renfourche mon scooter:
— Hésitez pas à vous arrêter, ça me fait de la compagnie.
Marché conclu, à demain.
Et puis non, hier soir, repassant devant chez lui, plus trace de son lit de fortune, ni d’aucun sac de provisions. Je comprends que l’expulsion a dû avoir lieu dans l’après-midi. Question d’urgence sanitaire (municipalité de gauche) ou de sécurité publique (préfecture de droite), peu importe les raisons invoquées et le pedigree politique des donneurs d’ordre. De nos jours, compassion & stigmatisation font si souvent bon ménage.
La preuve par le vide.
Place nette donc, mais à y regarder de plus près, reste un petit napperon à carreaux sur une tablette qui attire l’œil. J’hésite à pénétrer plus avant, de peur de troubler son ancienne intimité en ces lieux. Tant pis, j’ose.
Petite dînette au motif vichy, en guise de post-scriptum. Délicate ironie de son mauvais sort. Mais ce n’est pas tout, sur le trottoir, un autre mot d’adieu colorié à la craie. Encore indéchiffrable à l’envers.
Salaud de pauvre, dégage!
Et lui, en écho, pur enfantillage.
Oui, vous avez bien lu. Drôle d’antiphrase. Avec un «merci» qui, à force de s’effacer, ressemble à un «merde» inachevé.
A quelques mètres de là, remisés dans un coin, ses effets personnels. Un tas d’ordures à l’image de cet indésirable profiteur du bien commun.
Et scotchée sur un lampadaire, cette petite annonce d’un marchand de sommeil.
À une prochaine, Ali.
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