10 novembre 2010
[Souviens-moi — (suite sans fin).]
De ne pas oublier que certains mammifères dévorent la poche placentaire laissée vacante par leur progéniture, ce qui n’est pas si bête après tout.
De ne pas oublier l’aveu rétrospectif de mon fils – avoir longtemps cru n’être qu’un cartoon dont les faits et gestes se dessinaient à son insu –, ni le vertige familier du «déjà vu» que de telles fantasmagories ravivent, d’une génération à l’autre.
De ne pas oublier que parmi les missions fantoches dont j’ai adopté le rôle top-secret durant l’adolescence, j’ai tour à tour été cascadeur, fakir, gentleman cambrioleur, guide touristique, guérillero, grand reporter, pris en otage, coursier, et tout cela en aparté, flux de totale insouciance, sous les dehors d’une insoupçonnable normalité.
De ne pas oublier la nudité sidérante de cette femme enceinte, exhibant fièrement ses seins lourds et son ventre bombé parmi d’autres hippies des deux sexes qui assistaient à un concert de rock en plein air, toutes et tous couchés sur l’herbe rare que la canicule de l’été 76 avait grillé à la racine, sauf la future mère qui se déhanchait sur place et me bouchait délicieusement la vue.
De ne pas oublier le silence de ce proche cousin, de 25 ans mon aîné, sitôt évoqués ses longs mois passés sous l’uniforme en Algérie dite française, enrôlé malgré lui au cœur des «non-événements» d’une guerre à tout jamais innommable.
De ne pas oublier qu’entre 1973 et 1977 mon collège parisien était encore non mixte et que, évolution des mœurs oblige, à deux trois ans près, j’ai manqué de chance.
De ne pas oublier que, exigeant de moi l’autorisation officielle pour un tournage sur la voie publique, le commissaire avait d’abord menacé de confisquer la caméra vidéo si nous continuions à filmer les passants du toit ouvrant d’une voiture de location, avant d’improviser à mon endroit une réplique de pur cinéma : «De la viande froide, j’en ai emballé pour moins que ça…»
De ne pas oublier qu’un œuf dur tourne plus rond que le même encore frais, à moins que ce ne soit le contraire, ça fait si longtemps que je n’ai pas essayé.
De ne pas oublier que la ritournelle fétiche de mes 13 ans, Porque te vas, ne signifiait pas «Pourquoi tu vis ?», mais plus concrètement, «Pourquoi tu pars ?», malentendu très récemment levé et dont l’écart de signification reste à creuser.
De ne pas oublier ce cauchemar lancinant qui, jusqu’à ma trentaine, m’obligeait à suçoter mes dents, toutes déchaussés en même temps, puis, la bouche pleine de ces dragées sans saveur, à en recracher les amandes amères au réveil.
De ne pas oublier que je n’ai jamais vécu une partie de Monopoly parvenant à son terme – lequel d’ailleurs ?
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