7 novembre 2010
[Portraits crachés — (Suite sans fin).]

Quatre jours sur sept, Paul pointe dans une bibliothèque municipale en grande banlieue parisienne. Ce qui lui laisse pas mal d’insomnies et des week-ends prolongés pour conjurer sa vie d’obscur archiviste, en lisant, visionnant, découpant, compilant, reclassant tout ce qui touche de près ou de très loin à Robert Le Vigan, un acteur des années 30 injustement promis à la non-postérité. D’où lui est donc venue pareille lubie ? Un souvenir magnifié d’une séance culte au ciné-club de son collège ? Sans doute, quoique pas si sûr. Ce passionné n’est pas près de trahir ses sources, et qu’on ne vienne pas l’acculer à quelque aveu trop personnel. Un tel centre d’intérêt ne pouvant se partager avec personne, le célibataire endurci a fait le vide autour de lui, sans même le loisir d’un animal domestique ou d’une quelconque amitié parasite. Seul Le Vigan compte en soi pour soi, de toute éternité. Et Paul n’a jamais regardé à la dépense. De longue date, il y a investi les neuf dixièmes de son salaire : tous frais de déplacements et de documentations confondus. Sauf qu’après trente ans de traque fétichiste, plus un sou de côté ni un millimètre carré vacant sur les rayonnages de son deux-pièces-cuisine. Mais tant pis si les piles de factures en retard l’ont déjà contraint à sauter un repas sur deux et subsister aux dépens d’un crédit revolving, c’est trop tard pour reculer, on vient de le mettre sur la piste d’un ultime trésor iconographique : deux photos rarissimes de Le Vigan dans les Enfants du Paradis, juste avant que, pressenti pour le rôle de Baptiste mais déjà condamné à mort par la résistance, le comédien ne doive fuir en Suisse et céder la place à Jean-Louis Barrault. Bref, les deux clichés qu’il attendait depuis des lustres, le clou de sa collection.
Le voilà chez Drouot à l’heure dite, au troisième rang de la salle des ventes. Il lève la main par deux fois, au bluff, mais il y a tant de monde sur le coup, des connaisseurs fortunés, c’est peine perdu, impossible de rivaliser. Insolvablement excité par l’issue des enchères, il en perd connaissance au troisième coup de marteau, s’écroule par terre, se retrouve aux urgences, dans la même chambre qu’une jeune traumatisée crânienne, Zorita… réfugiée roumaine d’une présence si concrète, si précieuse, après tant de solitude maniaque. Et déjà, à l’horizon de ce corps endormi et couvert d’hématomes, il entrevoit l’issue alternative, une beauté martyre à sauver d’un destin prévisible, la juste cause à épouser avant qu’il soit trop tard, bref un hobby où intimement il désire se réincarner.
Sa promise, elle, n’a rien demandé, mais puisqu’on lui demande gentiment… bon ben d’accord. Sauf que, vu l’état de ses finances, Paul a vite fait de se rendre compte qu’une vie de couple à demeure, c’est très au-dessus de ses moyens. Alors, ni une ni deux, place nette, au rebut Le Vigan, il refourgue en catastrophe l’innommable fatras qui encombre sa garçonnière : éditions épuisées, affiches originales, photos de tournage, trophées autographes, tableaux de petits maîtres, copies VHS… Plus le temps de lancer les enchères sur e-bay, autant brader le vrac entier à n’importe quel marchand, du moment que ça paye cash. Adieu vieilles manies cinéphiles, en attendant la retraite, place à l’occase unique : cette poupée du sexe faible, brutalisée plein cœur de cible et recousue sixième main. Parce que cette pauvre fille tombée du ciel, c’est mieux qu’un signe du destin, l’oiseau rare à empailler sur place, alors peu importe si, du jour au lendemain il a fallu que Paul liquide tout son vécu en stock pour changer d’idée fixe en vitrine.

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