24 mai 2012
[Souviens-moi (suite sans fin).]
De ne pas oublier qu’à Hiroshima l’écrivain Hara Tamiki, irradié de la première heure le 6 août 1945, s’est aussitôt mis à consigner dans un carnet chaque arbre aux feuilles rougies, chaque âme errante défigurée, chaque cadavre dérivant au fil de l’eau, carnet largement cité dans Fleurs d’été paru deux ans avant son suicide en 1951, mais dont les pages manuscrites, si souvent exposées aux photographes et cameraman depuis, lors de reportages commémoratifs, se sont peu à peu effacées, la plupart des caractères ayant fondus au blanc sous l’effet des sunlights.
De ne pas oublier que si j’ai fini par racheter Mars de Fritz Zorn avant-hier, c’est que l’inconnue qui m’avait emprunté ce livre, une étudiante Kabyle «sans prénom ni tabou ni frontière», au lendemain du rêve éveillé de notre rencontre à la terrasse d’un café, il y a une trentaine d’années, ne m’a jamais redonné signe de vie.
De ne pas oublier ce vigile du Collège de France qui, depuis le début du printemps 1984, était chargé de prévenir ceux qui se présentaient chaque mercredi matin au cours de Michel Foucault «ben que désolé mais le professeur est toujours grippé», et l’ultime haussement d’épaule du même vigile, la veille de l’annonce officielle de la mort du philosophe, évoquant une fois encore sa «grosse grippe», sans que j’aie pu alors deviner s’il bluffait de son propre chef ou si on lui avait soufflé ce diagnostic opportuniste.
De ne pas oublier que mon camarade de classe Liu Ngai pouvait croquer à pleines dents plusieurs piments rouges d’affilée tandis que les larmes lui montaient aux yeux dès la première bouchée d’un hot-dog enduit de moutarde extra-forte, et que le même Liu raffolait des fameux «œufs de mille ans» que sa mère avait laissé pourrir trois mois sous leur coquille tandis que la moindre trace de moisissure dans le roquefort le dégoûtait d’avance.
De ne pas oublier que, issu d’une famille arménienne de rescapés du génocide, ayant quitté leur port d’attache ottoman via la Syrie puis rejoint Lyon au début des années 30, le premier fils fut baptisé d’un prénom traditionnel plutôt rare, Vartan, mais que, par la faute de l’employée d’état-civil, la troisième lettre ayant sautée lors de sa transcription officielle, ce «r» manquant ne lui porterait pas chance – mal parti ce Vatan, décédé accidentellement peu après sa majorité légale, d’après sa petite-nièce qui n’aura jamais connu de lui que ce malentendu initial.
De ne pas oublier que le mot traçabilité, apparu en pleine crise sanitaire de la «vache folle», quelques années avant l’an 2000, a d’abord figuré sur des affichettes à l’entrée des fast-foods, pour certifier auprès de la clientèle l’origine franco-française de la bidoche hachée des burgers, avant d’englober par extension sémantique le suivi des délits, dépenses et déplacements de la viande d’espèce humaine.
De ne pas oublier cette jeune fille manouche qui, délaissant sa mère occupée à faire la tournée des poubelles pour y dénicher quelques rebuts de métal à apporter au ferrailleur d’à côté, s’était arrêtée devant un panneau d’affichage électoral, avant de repasser au feutre jaune fluo les lèvres de la candidate écologiste Eva Joly, puis de remplir les lettrages blancs du slogan de campagne du Front de Gauche, mais qui, faute de temps, sa mère l’ayant déjà rappelée à l’ordre, n’avait pu colorier que le NEZ de PRENEZ et le VOIR de POUVOIR.
[La série des Souviens-moi ayant fait son
chemin par extraits sur ce Pense-bête,
on en retrouvera la somme remaniée et
augmentée dans un volume à paraître
aux éditions de l’Olivier en mars 2014.]
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