3 avril 2012
[Souviens-moi (suite sans fin).]
De ne pas oublier que l’hygiaphone, mis au point par une entreprise française au lendemain de l’Occupation, a d’abord servi à endiguer les «arrêts maladie» des employés des services publics – postaux ou ferroviaires – face à l’épidémie de grippe qui sévissait en cet hiver 1945, avant de se doubler d’une vitre pare-balles au guichet de la plupart des banques pendant l’année 68 face à la multiplication des attaques à main armée.
De ne pas oublier que d’un déménagement l’autre, j’ai fini par disperser la quasi-totalité de ma collection d’affiches de Détective et de Qui Police ?, chipées une à une vers la fin des années 70 aux présentoirs des kiosques à journaux, soit une trentaine de faits divers croqués en couverture par l’hyperréaliste Di Marco, même si, parmi ces Unes sordides où chaque femme semblait condamnée à se faire pendre au croc du boucher, ligoter sur une voie de chemin de fer, jeter aux lions d’un cirque ou plus simplement électrocuter, emmurer, cannibaliser, défenestrer par son vindicatif époux, la seule qui ne se soit pas perdue propose une chute diamétralement opposée : Elle débranche son mari sur son lit d’hôpital.
De ne pas oublier la devise colportée sur leurs presses clandestines pour les fondateurs du Comité d’Autodéfense Ouvrière (KOR), après la répression des grèves sauvages de 1976 en Pologne – «Ce que nous faisons ensemble est bien meilleur que la plupart d’entre nous.» –, et la noter ici pour s’en souvenir à plusieurs longtemps encore.
De ne pas oublier que, lorsque j’étais payé par le service jeunesse de la Mairie de Romainville pour tenir compagnie, chaque mercredi après-midi, aux adolescents désœuvrés de la Cité Youri Gagarine, et encadrer leur sortie au cinéma du centre commercial de Rosny 2, à la patinoire de Fontenay-sous-Bois ou à la station météorologique du Parc Montsouris, le plus expressif et bruyant d’entre eux, Rémy, était sourd-muet de naissance.
De ne pas oublier que la moindre fleur des champs recelant plus de trente sortes de pesticides, cette pollinisation toxique pourrait bien expliquer la hausse spectaculaire de la mortalité chez les abeilles qui, atteintes dans leur système nerveux, en perdent force motrice, thermorégulation et surtout l’essentiel de leur mémoire topographique, ce qui expliquerait qu’ainsi désorientées elles échouent à retrouver le chemin de leur ruche, vouées à battre des ailerons jusqu’à épuisement, puis en désespoir de cause noyade.
De ne pas oublier que, pendant l’été 2008, rendant quotidiennement visite à mon père au deuxième étage de l’Hôpital Franco-Britannique de Levallois-Perret, où il était traité pour son cinquième et ultime cancer, j’avais remarqué que l’immeuble neuf d’en face procédait à un emménagement de grande ampleur, une noria de fourgons ne cessant de s’engouffrer dans son parking, et même vérifié sur la plaque près de l’entrée qu’il s’agissait de l’ancien siège social du groupe RSCG, sans pouvoir deviner qu’à cette fameuse agence de pub allait bientôt succéder la DCRI, une toute nouvelle appellation des services secrets censés traquer l’ennemi intérieur.
De ne pas oublier que, place de la République, le graffiti REGARDE EN LE CIEL, tracé lettre par lettre sur quinze plots de béton mitoyens, a fini par se dépareiller au gré des travaux de réaménagement du terre-plein central, pour former un nouveau message codé GARDE CE LIEN REEL, même si cette interversion idéale n’a sans doute jamais eu lieu que dans mon imagination.
[La série des Souviens-moi ayant fait son
chemin par extraits sur ce Pense-bête,
on en retrouvera la somme remaniée et
augmentée dans un volume à paraître
aux éditions de l’Olivier en mars 2014.]
Pour faire circuler ce texte, le lien est ici même