16 mars 2012
[Allergie à l’air du temps
«Théorie de la vitre brisée » et vandalisme légal,
à propos d’une expulsion en pleine trêve hivernale,
par les hommes de mains de la mairie de Montreuil.]

En 1982, deux criminalistes étasuniens, James Q. Wilson et George Kelling, suggèrent d’établir un lien direct entre les plus infimes «public disorder» et les courbes de la criminalité. Leur hypothèse statistique s’intitule doctement «Broken Window Theory». En substance, un seul carreau cassé dans un immeuble (et laissé en l’état) constituerait le «signal» d’une impunité aux «déviants» et «asociaux» pour livrer le quartier entier à la dévastation, selon un instinct mimétique qui, hors la sanction imédiate, pousse tout un chacun à suivre le mauvais exemple, selon ce principe d’extension/contagion trop humain : «qui vole un œuf, vole un bœuf». D’où, selon ces experts , la nécessité de remonter à la racine des comportements «subdelinquants» en traitant pénalement la plus infime «incivility». Cette soi-disant théorie, diffusée par le Manhattan Institute au cours des années 1980-90, sera l’étendard médiatique de William Bratton, ex-reponsable de la sécurité du métro new-yorkais, promu chef de la police municipale, en 1994, par l’ex-procureur devenu Maire de la ville, Rudolph Giuliani. À cette occasion, plusieurs mots d’ordre mnémotechniques font leur apparition: «Tolerance zero» et «No incivility». S’inspirant au pied de la lettre de la Broken Window Theory, la chasse aux écarts de conduite est ouverte : abus de boisson, grossièreté verbale, graffiti sur la voie publique… Cette nouvelle politique de répression préventive (et vice versa), prend aussitôt la forme d’un «nettoyage» (clean up) des sans-logis (homeless) du centre de Manhattan, aux seuls motifs qu’ils arborent des vêtements sales, qu’ils se couchent sur les bancs au lieu de s’y asseoir et que leurs actes de mendicité importunent les honnêtes gens, bref qu’à bien des égards leur inconduite notoire enfreint les principes du bon goût et de la civilité. Sous prétexte de respect des bonnes manières, la traque au faciès des clandestins donnera aussi lieu à des bavures homicides de triste mémoire. Qu’on saisisse bien l’enjeu de ce dogme behabioriste : il s’agit de démontrer, selon la thèse établie par W. G. Skogan dans Disorder and Decline, que les variables socio-économiques (le taux de pauvreté dans un quartier, entre autres) ne sont pas des facteurs essentiels dans les phénomènes de délinquance de survie, mais que les incivilités ont une logique de croissance bêtement grégaire, par banalisation et contagion (même s’il est ici sous-entendu que les banlieusards & lumpen-assistés ont un esprit plus «moutonnier » que les autres).
Quelques colloques internationaux plus tard, et la notion d’«incivility» s’exporte en Grande Bretagne, sous l’impulsion de conseillers néo-travaillistes de Tony Blair. En 1998, une loi ultra-sécuritaire sur les «crime and disorder» est votée, dont ce dernier défend ainsi le contenu : «Il est important de dire que nous ne tolérerons plus les infractions mineures. Oui, il est juste d’être intolérant envers les sans-abri dans la rue.» Étape suivante, ce sera bientôt le tour de la gauche française, via les chasseur de « sauvageons » Chevènement, via Julien Dray  ou Manuel Valls et leur «compère « ciminologue » Alain Bauer (rallié à Sarkozy par la suite), via les Cahiers de la sécurité intérieure initiés par Pierre Joxe, ou via le pourfendeuse d’incivilité Ségolène Royal, de reprendre à leur compte cette théorie dite « de la vitre brisée », véritable cheval de Troie néo-conservateur censé réduire à néant toutes les «sociologies de l’excuse», selon le mea culpa du candidat malheureux Lionel Jospin regrettant d’avoir été trop longtemps «naïf» sur les questions de la sécurité.
Pour quitter ces sphères idéologiques des sciences humaines et revenir à un cas d’espèce bien réel, prenons une commune du nord-est de Paris, Montreuil en l’occurrence, où les graffiti, dépôts d’ordure sur le trottoir, marchés sauvages de biffins, campements illégaux de Rroms, maisons squattées et tant d’autres incivilités abondent, donnant ainsi le pire exemple. On pourrait objecter qu’à la racine ça vient surtout des spéculateurs privés et des sociétés immoblières qui préfèrent ne jamais rien réhabiliter ni ravaler les façades ni louer à bas prix ces locaux vacants, et qui profitent d’une sorte de jachère spéculative, en attendant que la «pierre travaille toute seule», hors sol, selon l’inflation abstraite des lois du marché, pour revendre ces «dents creuses» et terrains vagues sans risque de loyers impayés, laissant dans des taudis ou à la rue, des milliers d’habitants peu argentés ou n’ayant que des revenus précaires. On aurait envie d’affirmer que c’est bien là l’incivilité première, la «mère de tous les vices» pour reprendre l’expression du préjugé moral qui sous-tend la «Broken Window Theory» – et même le «boss des vices» pour causer français moderne. Il arrive aussi à Domonique Voynet, la Maire du coin, d’entonner ce discours dans la presse ou à la radio, vitupérant les charognards spéculatifs qui obligent près de 6000 candidats aux HLM à rester sur des listes d’attente. C’est pas moi, c’est elle qui fait le lien. Et pourtant, au-delà de telles déclarations de principe, il y a un envers du décor. Au quotidien, la municipalité a de pires ennemis que les méchants vautours de l’immobilier, ce sont les «squatteurs», surtout s’ils manifestent collectivement leur façon de lutter en acte contre le cynisme des marchands de biens et autres propriétaires de locaux voués à se renchérir à vide. D’ailleurs ce ne sont pas de vrais mal logés qui repeuplent ces squats – en l’occurrence de jeunes précaires, intermittents de l’emploi (déclaré ou non), chômeurs partiels, qui cohabitent dans leur maisons occupés avec des familles de sans pap’, des déboutés du droit d’asile, des Rroms… –, non, aux yeux de Dominique Voynet, ce sont des «politiques», entendez des anarchistes qui feraient mieux «d’aller emménager à Neuilly».
Ainsi le mardi 31 janvier 2012, vers 18h30, des agents municipaux du service de la tranquillité publique ont procédé à l’évacuation d’un immeuble occupé au 98, rue de Vincennes (dans l’ancien hôtel de la Tourelle). Trois personnes ont été jetés dehors au mépris de la légalité (puisque nous étions en pleine trêve hivernale, et que d’ailleurs il gelait à pierre fendre). Des employés municipaux, qui faute de pouvoir de police et en l’absence d’une décision judiciaire, n’avaient aucun droit à procéder à cette expulsion sauvage.

À la tête de ce commando, un certain Hochard qui, non content de diriger le service dit de la «tranquillité publique», coordonne la brigade de nuit de l’ASVP (Agence pour la Surveillance de la Voie Publique) en recourant au besoin à des vigiles privés.

Cet homme de main n’en est pas à son coup d’essai, il est le bras armé de la Mairie pour évacuer les gêneurs de toutes sortes, bref, faire la sale besogne quand nécessaire, comme l’avait souligné à maintes reprises Bruno Saunier, conseiller municipal non inscrit et ancien maire-adjoint sur son blog, Chroniques montreuilloises, récemment fermé après diverses pressions locales.
Et ce soir-là, on avait jugé en haut-lieu qu’il y avait urgence à faire déguerpir les femmes et enfants qui habitaient depuis dix jours dans cet ancien hôtel laissé à l’abandon depuis près de quatorze ans et préempté par la Mairie justement.

Alors, en chien de garde obéissant (lui casqué contrairement aux autres en uniforme ASVP), il a œuvré comme il sait faire. Après avoir défoncé la porte, il a fracassé les fenêtres à coups de pied-de-biche. Car c’est cela qui prime, dans le modus operandi anti-squatteur, briser les carreaux, puis défoncer les plancher, désosser les tuyauteries, pour rendre le lieu durablement inhabitable. Selon les consignes de ce vandalisme légal, le impératif c’est le bris des vitres, pas en theory, en pratique… mercenaire. Et peu importe si les occupants avaient commencé à tout remettre en l’état, puisque ce sont eux les facteurs offciels de l’incivilité galopante. Dès le lendemain, l’immeuble rendue à sa vacuité première. Défense de la propriété privée, et illustrations ci-dessous.

Sur les circonstances de ce coup de force illégal, on se fera une idée en allant voir le vidéo-tract ici ou .

On pourrait citer de nombreux cas de la même espèce : le 22 septembre 2011, au 234 rue de Rosny, expulsion avec vandalime aggravé par les forces de police (le propriétaire, une agence multinationale, ayant été sommé par un courrier de la mairie de demander l’expulsion comme cela est raconté par le menu ici même) ; le 25 juillet 2011, au 74 rue Jacques Caillot, tentative d’expulsion par une vingtaine de gros bras payés par le propriétaire sous l’œil bienveillant de la police (avec vidéo et petit historique de l’affaire ici même). Sans oublier que pour d’autres lieux vidés manu militari, comme le 84 avenue du Président Wilson en 2008, tout est resté au point mort, encore inhabité à ce jour; de même La Clinique , de la place du Marché, démolie pendant l’été en 2009 et toujours en friche depuis, après labourage du sol de manière à empêcher les velléités romanichelles d’un campement de fortune. On verra ci-dessous, l’avant et l’après, puisque le développement durable des «herbes folles» est préférable la moindre tentative de relogement précaire.

Alors pour toutes ces raisons et d’autres énumérées ci-dessous, on pourra manifester notre désir d’avoir des endroits pour habiter le monde, samedi 17 mars 2012, à 13 heures aux métro Alexandre Dumas.
À tous ceux qui vivent à 5 dans un 20m²
À tous ceux qui se sont déjà fait couper l’électricité
À tous ceux qui doivent choisir entre bouffer et payer leur loyer,
À tous ceux qui ont déjà fait des faux dossiers pour avoir un appartement,
À tous ceux qui se sont déjà ou vont se faire expulser,
À tous ceux qui en ont marre de claquer leurs salaires pour un petit appart’ humide,
À tous ceux qui ont de plus en plus de mal à payer leur loyer,
À tous ceux qui trouvent que tout ça c’est pas normal,
À tous ceux qui trouvent que le chacun pour soi c’est tout le monde dans la merde !

Et s’il fallait, en guise d’épilogue, chercher dans un fait-divers le mot de la fin, ce serait celui-ci selon le modèle des dépêches AFP détournées par Christian Colombani : «Allez vous faire foutre», insultent avec le printemps les parterres de jonquilles fraîchement écloses que douze malfrats, condamnés à des travaux d’intérêt général, avaient artistiquement plantés, l’an dernier, pour égayer les rues de Rotherdam, dans le Yorkshire.
À moins que ce graffiti glané il y a peu sur les marches de la station de métro Croix-de-Chavaux ne convienne aussi : URBANISTES, POLICIERS de L’ESPACE
Et tant quà remonter le fil du temps, on se rappellera que l’édification d’une «Maison du Peuple », pendant l’été 1970, à Villeneuve-la-Garenne, à l’initiative d’étudiants de Beaux-Arts et de sympatisants de Vive La Révolution, s’était accompagnée d’une inscription qui met à bas toute la Broken Window theory: ICI LES CASSEURS CONSTRUISENT

À propos des usages politiques du concept d’incivilité, j’avais écrit il y a quelques années un article «Autopsie d’un faux ami» dans le recueil La Fabrique de la haine, on en trouvra copie ici même.

Pour faire circuler ce texte, le lien est ici même