2 mars 2012
[Souviens-moi — (suite sans fin).]

De ne pas oublier cette fille au pair polonaise qui, bloquée en France depuis la proclamation de l’Etat d’urgence à Varsovie, cherchait un jeune célibataire compréhensif pour convoler en fausses noces, mariage blanc dont j’espérais être l’heureux élu, mais pour d’autres raisons inavouables, et sans suite, la promise m’objectant, pour lever tout malentendu, qu’elle avait écarté d’office les candidats hétérosexuels.

De ne pas oublier que, peu après son infarctus, ma mère se plaignait d’avoir perdu le cinquième de ses sens, celui des saveurs culinaires, un cas bénin d’agueusie d’après mon père qui aimait se gargariser d’appellations scientifiques en imputant ce trouble-là aux seuls effets secondaires du traitement hypotenseur de la convalescente, tandis qu’à l’évidence l’insensibilité buccale qu’elle développait portait un tout autre nom, dénié pendant ses huit dernières années d’existence, un nom jamais prononcé en famille, même si, à table, nous l’avions tous sur le bout de la langue, cette expression manquante : la perte du goût de vivre.

De ne pas oublier que, parmi la masse des hyperactifs de l’oreillette, dialoguant avec quelque interlocuteur virtuel sur un quai de métro, un banc de square ou un passage clouté, on ne distingue plus les vrais maniaques du soliloque en plein air, ces fauteurs d’aparté à tue-tête qui, vingt ans plus tôt, attiraient l’attention des gens normaux, ces doux dingues qui semaient le trouble aux alentours, et qui, faute de pouvoir se démarquer des logorrhées téléphoniques de leurs contemporains, ont dû soit déserter la voie publique soit changer de symptôme manifeste, ressassant désormais ailleurs leur solitude surpeuplée ou se taisant parmi nous d’un silence qui n’en pense pas moins.

De ne pas oublier qu’un tiers de sucre et deux tiers de désherbant suffisent pour se croire artificier, mais qu’il suffit aussi d’un verre de trop, rhum, tequila ou vodka, pour allumer trop tôt la mèche et perdre la face, tête brûlée sans lendemain, comme il a failli m’arriver au milieu de l’été 1979, lors d’une séance d’initiation à la pyrotechnie nocturne dans un pré surplombant Dieulefit.

De ne pas oublier que, si j’étais un chien de poids moyen, selon la table d’équivalence des âges, j’aurais à peine six ans, et presque huit en tant que chat domestique, sinon seize sous la selle d’un cheval de trait, et même deux millénaires si j’avais végété à la place d’un olivier de Crète ou d’un cèdre du Japon, ce qui m’aurait fait naître en l’an zéro de Jesus Christ, avec trente-trois ans d’existence en sursis, soit l’équivalent de sept jours pleins pour la mouche à merde lorgnant ce destin crucifié, à moins que, par on ne sait quelle opération du Saint Esprit, soudain rendu à l’état d’éphémère spermatozoïde dans les testicules de mon père, j’ai déjà vécu en soixante-douze heures la moitié de ma vie.

De ne pas oublier que dès l’automne 77, dans mon bahut, les pionniers de la punkitude parisienne arboraient toute la panoplie idoine – épingles à nourrice, bretelles tombantes, cheveux gominés fluo et blousons graffités de deuxième main –, mais que par la suite, un certain François K., lycéen à demi-british par son père, avait surclassé ces «recopieurs bêtes & disciplinés» en inaugurant son propre code vestimentaire – haut & bas de pyjama ainsi que pantoufles aux pieds nus –, modèle unique de provoc qui, l’air de presque rien, épatait les plus blasés d’entre nous, et moi le premier, hanté depuis mon entrée au collège par ce même cauchemar récurrent : oublier de me changer avant de sortir et m’exposer ainsi au pire des ridicules.

De ne pas oublier que cet écrivain sexagénaire, assez fier d’avoir pris le train en marche de la révolution informatique et tapé ses quatre derniers romans directement sur le clavier d’un ordinateur, s’astreint pourtant à recopier l’état final de chacune de ces œuvres au stylo-plume Montblanc, s’inventant même de simili biffures in extremis et un tas de rajouts dans la marge pour préserver les apparences d’un authentique manuscrit d’auteur, le seul document qui compte et puisse faire date, malgré tout, aux yeux de sa génération trahie.

[La série des Souviens-moi ayant fait son
chemin par extraits sur ce Pense-bête,
on en retrouvera la somme remaniée et
augmentée dans un volume à paraître
aux éditions de l’Olivier en mars 2014.]

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