15 février 2012
[Souviens-moi — (suite sans fin).]
De ne pas oublier que, peu après avoir reçu une lettre d’avertissement du syndic, me rappelant aux devoirs de tout locataire et exigeant qu’en ces lieux on se comporte «en bon père de famille» sous peine d’expulsion prématurée, le hasard a bien fait le choses, le test de grossesse de ma compagne étant positif, j’allais devenir papa.
De ne pas oublier cette vamp adolescente qui, lors d’un atelier théâtral à l’hôpital Raymond-Poincaré de Garches, parmi d’autres apprentis comédiens atteints de dégénérescence musculaire, avait passé la répétition entière à se redessiner les lèvres, bâton de lipstick entre les orteils du pied gauche, son seul membre valide, tandis que ses prétendants défilaient à tour de rôle en chaise roulante au pied de l’estrade où la beauté muette se maquillait, chacun perdant ses faibles moyens au moment d’avouer son impossible amour, pas moins de huit Roméo se relayant sous le balcon de cette fatale Juliette.
De ne pas oublier que, même si c’était son vœu le plus cher, ma mère n’a pas eu le droit de s’inscrire en médecine, parce qu’aux yeux de ses parents, tous deux maître d’école, ce genre d’études supérieures, si longues et coûteuses, étaient réservées entre gens de la haute et que, «ma pauvre petite, suffit pas de se croire douée pour rivaliser avec les gosses de riche», bref que, selon leur morale laïque et obligatoire, vouloir trahir la modestie de ses origines tenait du pire péché d’orgueil.
De ne pas oublier que, en 1254, à son retour de Palestine, Saint Louis avait ordonné, selon deux édits inspirés d’un même esprit de croisade, que les Juifs se convertissent au christianisme et que les prostituées se teignent en roux «couleur des feux de l’enfer & de la luxure», à croire que tout ce temps écoulé depuis n’y a pas changé grand-chose, du pareil au même: assimilation ou chasse aux sorcières.
De ne pas oublier qu’à l’âge où elle croyait encore au Père Noël ma fille avait par contre du mal à croire que ses prétendus parents puissent l’être pour de vrai, et, d’après de récentes confidences, l’ombre de ce doute a subsisté plusieurs années encore, au pied du sapin familial, comme si tant de cadeaux étaient destinés à racheter quelques imposture orginelle.
De ne pas oublier que, pour avoir bombardé de peinture le monument aux morts du lycée, coup d’éclat prémédité ensemble au nom d’éphémères Brigades Roses, l’ami Laurent est passé en conseil de discipline – exclu à six mois du bac – et moi entre les mailles du filet – bachelier de justesse –, et que, par après, lui seul a récidivé en ripolinant d’un jaune tournesol l’intégralité de sa chambre – plafond, moquette, fenêtre, table, chaise, lunettes et chaussures y compris – ce nouvel attentat pictural lui valant d’être accepté en cure de sommeil à Maison Blanche, puis repêché in extremis aux Beaux-Arts de Paris.
De ne pas oublier que, faute d’avoir retenu ou noté son numéro d’immatriculation cinéraire, je n’ai pas réussi, lors de ma dernière visite au Columbarium du Père-Lachaise, à retrouver le casier où repose l’urne paternelle, mais découvert en chemin celui de Félix Fénéon, à qui je dois tant de «nouvelles en trois lignes», dont celle-ci.
[La série des Souviens-moi ayant fait son
chemin par extraits sur ce Pense-bête,
on en retrouvera la somme remaniée et
augmentée dans un volume à paraître
aux éditions de l’Olivier en mars 2014.]
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