2 juillet 2011
[Souviens-moi — (suite sans fin).]

De ne pas oublier qu’à force de fracasser des coquilles de noix d’un coup de tête sur la table, pour faire rire mes enfants aux éclats, j’ai eu le lendemain, outre une sévère gueule de bois, une petite croûte sanguinolente au-dessus des sourcils, en lieu et place de ce troisième œil qui marque au front la plupart des sagesses extrêmes-orientales.

De ne pas oublier que le très inquiétant titre de cette thèse de doctorat – Le sort posthume de la personne humaine en droit privé – m’a plusieurs fois fait défaut à tel ou tel mot près et que, pour le retranscrire ici le plus fidèlement possible, j’ai été obligé d’en redemander l’intitulé exact auprès de son auteur et amie juriste au teint si pâle qu’on la dirait vouée à une convalescence éternelle.

De ne pas oublier que, selon mes calculs approximatifs d’ancien surveillant d’externat au collège Paul Valéry, un élève sur trois se plaignant d’un racket, d’un vol ou d’une agression verbale mentait par intérêt ou par omission, mais que ce parjure abusif cachait souvent une plaie intérieure dont il partageait la mauvaise conscience avec le faux coupable, d’où l’incongruité tragique d’un recours à la force publique qui par réflexe pavlovien préfère trancher dans le vif.

De ne pas oublier qu’au premier jour de l’été 2011, lors de l’arrestation d’un noctambule invectivant ses maîtres, un berger allemand de la brigade cynophile de Paris-Nord a reçu un coup de pied dans la gueule et, faute de pouvoir répondre dent pour dent, muselière oblige, a été conduit aux urgences vétérinaires où on lui a certifié deux jours d’Interruption Temporaire de Travail (ITT).

De ne pas oublier que mon père est mort cinq ans après la mise en circulation des premiers euros dans onze pays européens, mais qu’à partir d’une «brique» – cent mille balles quoi! –, il comptait toujours sur son dernier lit d’hôpital en anciens francs.

De ne pas oublier que, lors d’un hommage aux fusillés de «l’Affiche rouge» sur le parvis de l’Hôtel de Ville, après avoir crié «Oui, Manouchian était un sans-papiers!», j’ai été conduit de force jusqu’à un car de police déjà bondé, puis bousculé au point de laisser tomber mes lunettes par terre, aussitôt écrasées sous les rangers d’un CRS qui, faute de pouvoir exprimer sa jubilation en public, allait bientôt se trahir à voix basse : «Sale p’tit pd d’intello de merde!»

De ne pas oublier que dans 89% des cas l’abuseur sexuel connaît de plus ou moins longue date sa proie, soit par des liens de parentés directs, soit en tant qu’intime ou proche gravitant à visage découvert aux alentours de ce cercle a priori vertueux de la cellule familiale.

De ne pas oublier que le manutentionnaire de base, embauché par intérim, s’il veut, pour alléger sa charge lombaire, s’installer au volant d’un chariot élévateur et déplacer ainsi les palettes à distance, bref s’il veut donc changer de posture et devenir cariste, doit se payer lui-même un permis de conduire spécialisé, à près de 800 euros de sa poche, sans délais ni crédit formation, soit deux tiers du SMIC mensuel, tout comme l’apprenti maître-chien qui conserve à sa charge le total des frais de bouche, accessoires et vaccinations que nécessite son clébard adjoint.

De ne pas oublier que j’ai déjà dû rencontrer l’amie d’ami d’un inconnu dont les cousins éloignés ont perdu de vue un couple qui, avant de se séparer, étaient en procès avec le fils mitoyen d’un marchand de biens tombé en faillite puis racheté à la bougie par une association humanitaire cofondée par le demi-frère d’un type plutôt lambda qui ne saura jamais ni pourquoi ni selon quel détour j’ai cru utile, malgré tant d’intermédiaires virtuels, d’évoquer ici l’hypothèse, faute de liens avérés, d’une relation sans cause ni effet.

[La série des Souviens-moi ayant fait son
chemin par extraits sur ce Pense-bête,
on en retrouvera la somme remaniée et
augmentée dans un volume à paraître
aux éditions de l’Olivier en mars 2014.]

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