9 juin 2011
[Souviens-moi — (suite sans fin).]

De ne pas oublier que, à mi-chemin de mon adolescence, Éric Lecot, compagnon de farniente estival et sosie gominé d’Elvis Presley, sans doute lassé de crooner en pur crâneur et de singer l’éternelle jeunesse du défunt King enterré sous son ubuesque poids mort pendant l’été 1977, a fini, lui, par se tirer une balle dans la bouche l’hiver suivant, avec le 22 long rifle de son grand-père, un rescapé d’Indochine et vitupérante caricature d’un chien de guerre.

De ne pas oublier qu’en ex-Yougoslavie les grands-mères conseillaient aux enfants couverts de boutons suspects de les habiller chaudement de vêtements rouge vif pour en finir plus vite avec leur hypothétique rougeole.

De ne pas oublier que, lors d’un récent débat sur l’œuvre de L.-F. Céline au Centre Beaubourg, face à un octogénaire prenant le micro pour accuser «les organisations juives internationales» d’avoir «voulu la guerre», j’ai perdu mon sang-froid et traité le vieil emmerdeur de «doublure lumière de Faurisson», faute d’avoir été prévenu par les organisateurs de la rencontre que, là, au troisième rang de la salle, ce provocateur aux cheveux blancs n’était autre que l’incurable négationniste, Robert Faurisson en personne, pris au dépourvu par la vraie fausse ingénuité de ma réplique.

De ne pas oublier qu’un des plus éminents préhistoriens de Tunisie, spécialiste du néolithique, aura passé les dernières années de sa carrière à être sous-payé à travailler dans son petit coin, un placard même pas doré sur la colline de Byrsa, derrière le musée de Carthage, sous prétexte que sa mémoire vivante des fouilles archéologiques en cours dans le pays et d’autres sites classés par l’UNESCO risquait de porter ombrage aux opérations immobilières engagés sur des zones a priori non constructibles pour le seul bénéfice de l’entourage de l’ex-président Ben Ali.

De ne pas oublier, tandis que les années 70 tiraient à leur fin, ce blousons noir à la longue crinière gominée qui vendait à la criée un journal militant, la Nouvelle Action Royaliste, sur le trottoir du boulevard Saint-Michel et qui, pour mieux attirer la sympathie des passants alentour, lançait d’une voix gouailleuse cet immuable aphorisme : « La monarchie, c’est l’anarchie plus un ».

De ne pas oublier que depuis le pot commun des langues sémitiques, l’arabe et l’hébreu nomment la « bénédiction divine » d’une façon presque similaire et que ce même mot, adopté sur le tard dans l’usage d’un français familier sinon argotique, a légèrement changé de sens, abolissant le dieu censé porter bonheur pour ne plus signifier qu’une hasardeuse baraka.

De ne pas oublier que, seul de ma famille à avoir été visiter ma mère, méconnaissable après plus d’un mois d’agonie à l’hôpital Saint-Louis, dans sa toute dernière demeure, ce cercueil qui allait être aussitôt refermé puis mis en terre, j’ai compris, mais trop tard, qu’il ne serait plus jamais temps d’effacer le leurre effroyable qu’une telle vision allait imprimer en moi.

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