24 mai 2011
[Souviens-moi — (suite sans fin).]
De ne pas oublier que, traîné par mon père au Grand Palais qui consacrait alors son exposition à Cézanne, j’avais très peu goûté le dédale du musée, avec ses natures mortes par dizaines en enfilade, tant de pommes et poires en rangs d’oignons que c’en était à pleurer d’ennui, et après cette compote de fruits des paysages de campagne, genre carte postale des pires vacances qui se puissent imaginer, quand les parents croient faire plaisir en proposant d’aller «se mettre au vert».
De ne pas oublier que, sur une façade d’angle donnant sur la rue Montmartre, est longtemps demeuré le motif défraichi d’une très ancienne réclame pour le quotidien l’Humanité, non loin du café du Croissant où Jean Jaurès fut assassiné le 31 juillet 1914, et puis que cette peinture murale a soudain disparu après certains travaux de ravalement, sans doute par décision des co-propriétaires soucieux de redonner un coup de neuf à leur investissement immobilier.
De ne pas oublier que, si l’on invente aujourd’hui des mini-radars capables de détecter les macro-radars régulant la vitesse des flux automobiles, c’est bien la preuve que la société de contrôle prophétisée par Gilles Deleuze ne cesse de faire des progrès, mais le fait que le mot « radar » soit un palindrome doit aussi avoir un rapport avec ce retournement-là, sans que je sache trop quoi en conclure.
De ne pas oublier que, au-dessus du lit double offert pour l’anniversaire de mes seize ans, trônait une affiche où foisonnaient divers slogans seventies, parmi lesquels : «une femme sur deux est un homme», «la pénétration n’est pas obligatoire», «coup bas si, porc no!», et d’autres qui ont fini par m’échapper, sauf ce dernier – «viol de nuit, terre des hommes» – qui plaisait comme à son insu au petit prince que j’étais encore.
De ne pas oublier qu’en arabe dialectal harraga signifie littéralement ce «qui brûle » et, que, de proche en proche, par quelque déplacement populaire du sens, le même mot s’est mis à figurer en chaque migrant clandestin celui qui a dû «brûler » ses papiers d’identité avant de traverser la mer méditerranée sur quelque embarcation d’(in-)fortune.
De ne pas oublier ce fin gourmet japonais qui, après avoir parcouru tous les étals du marché aux fruits et légumes de Dinan, s’était contenté de glaner deux sacs entiers de fanes de carottes, abandonnées, à son grand étonnement, par terre.
De ne pas oublier que j’ai cessé de regarder les informations télévisés, sur quelque canal ou chaîne que ce soit, en janvier 1991, suite aux effets spéciaux de la première guerre du Golfe – cet interminable wargame entre les «Scud» et les «Patriot» –, première guerre du Golfe, ai-je d’abord cru, induit en erreur par la propagande de l’époque, alors que c’était la deuxième et pas la dernière, si l’on tient compte du conflit antérieur entre l’Iran et l’Irak, avec ses centaines de milliers de cadavres de part et d’autre de la ligne de Front, tous passés inaperçus depuis, par pertes et profits.
De ne pas oublier que, lors des mes trois dernières visites à l’hôpital Emile Roux de Limeil-Brévannes, je n’ai pas su quoi répliquer à ma grand-mère qui, face à l’importun qui se penchait pour l’embrasser, n’eut pour le tenir à distance que ces deux mots à murmurer : «Bonjour Monsieur».
[La série des Souviens-moi ayant fait son
chemin par extraits sur ce Pense-bête,
on en retrouvera la somme remaniée et
augmentée dans un volume à paraître
aux éditions de l’Olivier en mars 2014.]
Pour faire circuler ce texte, le lien est ici même