26 mars 2011
[Souviens-moi —
Préface a posteriori.]
[La série des Souviens-moi ayant fait son
chemin par extraits sur ce Pense-bête,
on en retrouvera la somme remaniée et
augmentée dans un volume à paraître
aux éditions de l’Olivier en mars 2014.]
En manière d’avant-goût, un extrait de la préface ci-dessous.
Voyage en amnésie
aller et retour
Des souvenirs qui iraient droit au but, petite machine à remonter le temps, sans coup faillir, avec lieu et date à l’appui, ça n’a jamais été mon fort. Tout ce que j’ai vécu, pensé ou écrit jusqu’ici et maintenant, c’est à partir de ce point faible : une mémoire prise en défaut, mitée, indistincte. Et à la place, un tas de chaînons manquants à n’en plus finir, des visions spectrales, des bribes inarticulées, des tableaux incomplets, des corps chimériques, des ensembles flous.
Impossible de me rappeler quoi que ce soit, en claquant des doigts, sur commande. Dès que je cherche trace d’un événement plus ou moins intime, d’une rencontre heureuse ou déplaisante, d’un propos rapporté mais justement par qui ?, ça coince en cours de route ; dès que j’interroge l’origine du lien entre l’ami untel et miss bidule chouette, que je me demande d’où qui que quoi comment j’ai bien pu les connaître, la toute première fois, peut-être que oui, à moins que non, j’ai dû confondre ou me tromper sur la personne, bref au moindre retour en arrière, c’est le saut dans le vide ou presque, ça brasse beaucoup d’air et peu de réalité. Tout se conjugue au moins-que-parfait, futur pas antérieur, passé décomposé.
Je manque aussi du plus élémentaire discernement chronologique, comme si les sédiments anciens s’étaient égalisés au même niveau ou abîmés dans la même faille spatio-temporelle. Du coup, au présent de ma vie, j’ai pris l’habitude de certains malentendus : visages incarnés sans nom propre, citations colportées sans contexte précis, branches mortes sans arbre généalogique, variations saisonnières sans nul calendrier, voyages sans escale ni point de chute. Que je tente de reconstituer une vieille conversation, avec tel ou telle, et ce sont ses lèvres entrouvertes qui me reviennent en tête, mi-soupir mi-sourire, moue quasi mutique mais, à cause des rumeurs parasites au dehors, la bande-son a dû saturer, ça crache dans le casque inaudible.
L’oubli, c’est un bruit de fond familier, le mien. Une nappe sonore qui empêche d’isoler ceci de cela, avec la plénitude du silence autour. «Un petit rien bordé de rose», comme disait ma grand-mère à propos du diable qui gît dans les détails. Alors autant s’y faire, à ce désert rétrospectif, cette platitude à perte de vue dès qu’on revient sur ses pas, parce que ça n’en fourmille pas moins là-dessous, dans les catacombes subconscients. Sauf que c’est incontrôlable le come back de ce laps enfoui, la piqûre du rappel émotif, l’écho perso par ricochet. Et ça n’arrive pas n’importe quand, l’occasion présente qui refait le larron, faut que ça colle bord à bord, l’ancien truc déjà su vécu entendu et le nouveau truc qui vient d’arriver, que ça se répète à la virgule près. Sacrée coïncidence et tout le trouble qui s’ensuit. Une impression de remake involontaire, un genre de ressouvenance de deuxième troisième génération.
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